Rencontre avec Odile Flament, la fondatrice toc toc toc des éditions jeunesse Cot Cot Cot
Quel rapport un traducteur entretient-il au texte qu’il doit traduire ? Quand ce texte est un livre certes court, mais hors normes et dérangeant, est-ce le même type de travail qui est à l’œuvre ? Comment se déroule le travail de traduction, entre compréhension subtile, immersion, (ré)écriture, relecture et toutes les autres étapes de la vie d’un livre écrit dans une langue étrangère ?
Benoit Meunier a traduit « Viande », de l’écrivain tchèque Martin Harníček, paru aux éditions les Monts Métallifères dans l’excellente collection Pb82, et nous en dit tout le (mal) bien qu’il pense de cet objet littéraire difficilement identifiable et classable.
Comment « Viande » est-il arrivé sur votre bureau ? Est-ce vous qui avez proposé sa traduction aux Monts Métallifère ou la maison d’édition qui vous a sollicité ?
Ce sont les Monts Métallifères qui m’ont proposé la traduction. Guillaume Mélère avait repéré l’édition coréenne du texte, je crois, et il était intrigué : je lui ai fait une fiche de lecture, positive bien sûr, et nous nous sommes lancés. Je savais que la traduction serait assez éprouvante, mais que le texte en valait la peine. Il faut dire aussi que nous étions déjà en contact : Guillaume m’avait proposé de faire un autre livre, tout aussi extraordinaire, mais qui n’a finalement pas pu se faire.
Guillaume Mélère est un éditeur hors du commun à tous points de vue : dans son approche du texte, sa conception du livre, la diffusion qu’il en fait… Je partage son goût pour les œuvres inclassables et son approche en général, et j’avais envie de continuer à travailler avec lui.
Quel lien un traducteur entretient-il avec le texte sur lequel il travaille ? Vous arrive-t-il de refuser des textes, pourquoi ?
Tout dépend du degré d’engagement : ça peut aller d’une commande intéressante pour laquelle on est appelé à déployer ses outils d’artisan, en travaillant de façon un peu « mécanique », jusqu’à un texte qu’on adore et qu’on porte à bout de bras, dans lequel on va s’investir corps et âme. De l’un à l’autre, il y a tout un spectre qui va de l’artisanat à l’art proprement dit. Pour bien traduire un texte, c’est-à-dire pour faire de la traduction une œuvre littéraire à part entière et non juste un reflet de l’original, il faut l’apprécier au point qu’on ait envie de le réécrire, de jouer à l’auteur. Il faut que ce soit une partition qu’on ait envie d’interpréter.
La question du lien est aussi liée à celle du genre. Je traduis des romans, bien sûr, mais aussi de la poésie, du théâtre, des bandes dessinées, des livres pour enfants, des biographies… Tout cela pour des éditeurs très divers. Au fil du temps, je me suis donc retrouvé dans toutes sortes de situations : à traduire pour le plaisir des poèmes qui ne seront lus que par une poignée de personnes, aussi bien que des romans grand public pour de grands éditeurs. C’est pour la poésie que le lien est le plus viscéral, car c’est là que l’amour du texte et la créativité sont le plus sollicités.
Quant aux choix des titres, je reçois régulièrement des propositions, je fais des fiches de lecture et je propose moi-même des livres qui me plaisent aux éditeurs. Qui sont rarement pris, d’ailleurs : certains dorment toujours dans mes tiroirs parce qu’ils ne sont pas assez « vendables ». Les éditeurs français ne publient jamais de nouvelles, par exemple. Inversement, il m’arrive de plus en plus souvent de refuser des textes pour des questions de temps, de goût ou de conditions de travail. Comme j’ai de plus en plus de propositions, je peux me permettre de me concentrer sur ceux que j’ai vraiment envie de traduire.
Avez-vous déjà croisé le chemin de texte dans cette veine ?
Viande est un texte unique en son genre, et clairement le plus extrême que j’aie traduit. Il se démarque de ce que je lis en général, en français comme en tchèque.
Parmi mes traductions, celui qui s’en rapproche le plus est probablement Et ils revêtirent leurs fourrures d’aiguilles, un roman de Zuzana Říhová qui vient de sortir au Seuil et qui est assez noir, lui aussi, mais beaucoup plus classique. C’est un thriller social et psychologique avec des éléments de conte de fées et de film d’horreur. Un livre à plusieurs couches et dans lequel le style et l’écriture jouent un rôle important.
Avec Viande, ce que j’ai apprécié tout particulièrement, outre la virulence du propos politique, c’est le côté abstrait, presque expérimental du texte, qui tourne en vase clos et ignore complètement les règles classiques du roman. C’est l’aspect à la fois dilettante, clairement revendiqué par Harníček (un entretien est disponible sur le site des MM), et complètement maniaque du livre, qui explore systématiquement toutes les possibilités d’une situation. Au final, je trouve l’objet fascinant, et la posture intellectuelle m’est assez familière.
Quelle a été votre vécu de ce livre, qualifié par l’éditeur de « feel bad » ? Quel est votre regard de lecteur dessus ?
Traduire un livre, c’est le lire un grand nombre de fois, d’abord pour le comprendre, puis pour le décortiquer, le reformuler, le peaufiner… La lecture du traducteur doit toujours aller en profondeur : il faut saisir les nuances de l’original, le style et les registres, les allusions, les jeux de mots… Il faut capter l’intention de l’auteur pour se mettre à sa place et « réécrire », « reproduire » le livre. Rien ne doit être laissé au hasard.
Avec Viande, je savais que cette relecture infinie du texte aurait forcément quelque chose de nauséeux, surtout vers la fin, mais j’étais prêt à relever le défi pour les raisons évoquées plus haut. D’ailleurs, je l’avais indiqué dans ma fiche de lecture… Si le livre avait fait 600 pages, j’aurais peut-être hésité !
Par ailleurs, il faut dire que le travail de relecture a été assez éprouvant, car il a fallu alléger et fluidifier la parole du narrateur, qui s’exprime dans une langue très soutenue, souvent redondante, presque administrative, mais sans trahir l’original. Et, à force de ressasser ses propos, je crois que j’ai fini par me détacher totalement du narrateur.
Un détail, aussi : en tchèque, le mot « maso » désigne à la fois la viande et la chair. Il n’y a pas de dichotomie, comme en français (viande / chair) ou en anglais (meat / flesh). L’horreur récurrente suscitée par le fait que la chair humaine est désignée comme de la viande tout au long du texte est donc un peu moins présente. Mais le texte produit tout de même un effet similaire sur les lecteurs tchèques, bien sûr.
Enfin, j’ajouterais que Viande était pour moi un livre suffisamment rare et stimulant pour que j’écrive une préface, ce que je fais rarement. J’avais envie de mieux comprendre sa genèse et de le comparer à d’autres œuvres que je connais.
Traduisez-vous d’autres langues que le Tchèque, une « langue de moindre diffusion » ? Pourquoi avoir choisi cette langue ?
J’ai étudié les langues vivantes, et je pourrais probablement traduire de l’anglais, mais j’ai fini par faire du tchèque ma seconde patrie littéraire, et je pense m’y tenir. Pour faire court, disons que je vis à Prague depuis maintenant une vingtaine d’années, de sorte que le tchèque est présent à tous les niveaux de ma vie quotidienne : c’est un organe en plus, un coin de mon cerveau.
Et puis il faut dire que la langue tchèque en elle-même est infiniment drôle, riche, tarabiscotée, imprévisible… Je n’aurai pas assez d’une vie pour en faire le tour. Maîtriser au maximum la langue source, c’est la deuxième compétence requise pour bien traduire de la littérature. La première (encore plus importante !), c’est de savoir écrire dans la langue cible. Même si certains diront que c’est une question d’école.
En tout cas, c’est par l’écriture que je suis venu à la traduction, même si je ne commence que maintenant à publier mes propres écrits. Pour moi, la traduction littéraire fait pendant à l’écriture, depuis toujours : c’est une pratique qui en dérive et qui la nourrit en retour.
Quels types de romans traduisez-vous par ailleurs ?
Comme je l’ai évoqué plus haut, je traduis des livres très divers, et j’aime ça. Le roman qui a certainement représenté le plus grand défi pour moi, c’est un classique : Les Aventures du brave soldat Švejk (Folio, 2018), un texte hilarant et d’une grande puissance politique, là encore. Mais j’ai adoré traduire des livres comme L’Autre ville, de Michal Ajvaz (Mirobole, 2015), une grande fable onirique sur Prague et sur la construction de la réalité, ou les livres inclassables et brillants de Patrik Ouředník (aux éditions Allia)…
Même si l’enjeu est moindre, je traduis en ce moment pas mal de BD tchèques, et surtout des livres pour enfants pour les formidables éditions Memo. Je cherche activement des éditeurs pour publier de la poésie tchèque contemporaine. Enfin, comme indiqué plus haut, je commence à publier mes propres textes, de la poésie et des proses courtes, et j’espère continuer.