[INTERVIEW] Guillaume Mélère : "Je ne pouvais pas ne pas publier un roman qui commence dans une piscine d’organes"

Oui, vous avez bien lu, ce roman commence dans une piscine d'organe. Et ça n'est pas la seule loufoquerie que ce texte increvable vous réserve.

Interviews
Interviews
[INTERVIEW] Guillaume Mélère  : "Je ne pouvais pas ne pas publier un roman qui commence dans une piscine d’organes"

Date
25/6/2025
Lecture
10 min
Partage

Attention, absurde en vue ! Ce texte est à la fois un roman, un conte, une fable, un récit intimiste, une histoire d’amour, une histoire tragique, et bien plus, sans doute, encore. Quand Paul, le drôle de héros, se rend à un institut médical en vue d’une greffe d’organe, il est loin de se douter qu’il trouvera là-bas une piscine, remplie d’organes, et leur surveillante attentionnée, Emily, dont il tombera fou amoureux. Il rencontrera aussi, ensuite, un nettoyeur de moquette dépressif qui donnera un sens particulier à sa vie, guidée par l’improbable. Jim Krusoe, par ailleurs professeur d’écriture créative, s’en donne à coeur joie dans cet inqualifiable objet livre. Il tire les ficelles avec maitrise, promène ses lecteur·rice·s dans des situations les plus loufoques les unes que les autres, mêle les styles, les univers, les tonalités avec brio et malice. Echange avec son traducteur, qui n’est autre que Guillaume Mélère, l’étrange cerveau des éditions des Monts Métallifères. 

Comment avez-vous croisé la route de ce livre, aussi drôle qu’absurde, aussi mélancolique que poétique ? 

Sur les conseils de ma copine de l’époque, j’ai lu le premier roman hyper référencé d’une jeune autrice étasuniènne, une sorte de court roman paranoïaque. Il se trouve que j’ai fait mon mémoire de Lettres Modernes sur la fiction paranoïaque (des fictions dont le moteur narratif est la découverte de « signes » à suivre, ce qui permet une immense liberté, puisque n’importe quoi, dans la logique paranoïaque, peut faire signe), et je suis toujours à l’affut de ce genre de livres. Le roman en lui-même, très métafictionnel, ne m’a pas beaucoup intéressé, mais l’autrice dresse, à la fin du livre, la liste de tous les écrivains qui l’ont inspirée. Et au milieu de nombre de héros personnels (Cesar Aira, Thomas Bernhardt, Éric Chevillard, Witold Gombrowicz, Robert Bolano…) viennent se glisser les noms de quelques inconnus et inconnues, parmi lesquels celui de Jim Krusoe. Comme un bon lecteur paranoïaque, j’y ai vu un signe. J’ai commandé Iceland immédiatement et je l’ai lu dans la foulée. Je garde secret le nom de ce roman et de cette autrice, car il me reste quelques œuvres de la liste à aller explorer. 

Qu’est-ce qui vous a donné envie de le publier, pour la première fois en France ? 

D’abord, un immense plaisir de lecteur. Il est rarissime qu’un livre me fasse autant rire et me tienne du début à la fin. Le roman navigue de péripétie en péripétie, on ne sait jamais où ça va aller, et pourtant Krusoe parvient à maintenir un suspens parce que, aussi arbitraires que paraissent les aventures de Paul, elles obéissent à une forme de logique burlesque : c’est la maladresse de Paul, le personnage principal, et sa naïveté, qui donnent le rythme du roman. Il se trompe presque tout le temps, ne prend jamais les bonnes décisions, n’a jamais les bonnes interprétations, mais il poursuit sa quête amoureuse avec une obstination méticuleuse qui lui permet d’accepter tout ce qui lui arrive. On retrouve cette absurdité dans les théories philosophiques d’Emily, qui scandent le roman : elles n’ont aucun sens mais s’appuient sur une logique en apparence inattaquable, et mènent à des conclusions pour le moins étranges. La logique et le sérieux mis au service de la bêtise et de l’absurde, cela m’a toujours beaucoup fait rire.  Et puis j’ai un gout certain pour la bizarrerie organique, et je ne pouvais pas ne pas publier un roman qui commence dans une piscine d’organes. 

Qu’est-ce qui pourrait expliquer qu’il soit resté de l’autre côté de l’Atlantique tout ce temps ?

Il y a tellement de publications dans le monde anglo-saxon qu’on ne peut bien sûr pas tout traduire. Ce n’est pas un livre qui a connu un retentissement national aux États-Unis, et quoique publié dans d’excellentes maisons d’édition (Dalkey Archive Press et Tin House Books), Jim Krusoe reste un auteur assez confidentiel. Islande est son premier roman, et il l’a publié à près de 60 ans. Cela suscite moins d’intérêt que le premier roman de jeunes prodiges de la littérature. Je pense simplement que personne ne l’a lu.

Pourquoi avoir choisi de traduire ce titre vous-même ?

La première raison est économique : cela coute très cher de faire traduire un roman, et l’équilibre de la maison d’édition m’impose de traduire moi-même certains livres. Mais je suis un traducteur autodidacte, il me manque sans doute beaucoup de technique, et je ne me sens capable de traduire que des romans que j’aurais aimé écrire. C’était le cas déjà avec L’homme à Histoire de Malcolm Bradbury, le premier livre de la maison d’édition : il y a dans les deux romans une forme d’ironie bon enfant, de détachement volontiers absurde, de jeu sur les clichés qui colle à ce que j’aurais pu écrire. J’ai eu, dans les deux cas, l’impression de réécrire le roman en français, plus que de le traduire. Et puis j’avais pris tellement de plaisir à le lire que c’était pour moi une manière de prolonger ce plaisir-là, de continuer à vivre avec le texte. Je pouvais m’attarder des heures sur certains passages, jusqu’à trouver la formulation qui me faisait rire moi-même. Je ne sais pas ce qu’en dirait un traducteur professionnel, il y a sans doute des approximations, mais je crois que j’ai réussi à conserver le ton et le rythme du roman, ce qui était l’essentiel. Je précise que j’ai fait relire ma traduction par une jeune traductrice, Cécile Peronnet, dont les conseils précieux m’ont permis d’éviter certaines bourdes terribles.

Si vous deviez absolument coller une étiquette à ce roman, quelle serait-elle ? 

Ce roman est une odyssée et une grande quête amoureuse, qui me fait penser aux romans de Chrétien de Troyes : un personnage traverse de vastes territoires et vit mille épreuves pour retrouver la femme qu’il l’aime. Mais c’est une odyssée comique, ce qui le rapproche de Candide, personnage avec lequel Paul partage de nombreux points communs, à commencer par sa grande naïveté. Si l’on rajouter la dimension pop et la paranoïa, ça nous ferait l’étiquette suivante : odyssée comique pop paranoïaque. J’aurais dû en faire un bandeau… 

Islande. Jim Krusoe. Traduction de l'américain par Guillaume Mélère. Illustration de Candice Roger. Editions des Monts Métallifères

Pour plus d'édition indépendante, retrouvez l'interview des éditions des Monts Métallifères par ici

Articles récents

[INTERVIEW] Sylvie Lainé : "Une nouvelle réussie frappe vite et fort"

Dans ce space-opera atmosphérique, végétaux, animaux, et humanoïdes s’imprègnent de l’ADN des visiteur·rice·s pour stabiliser leur propre génome

[INTERVIEW] Émilie Devèze : " On ne peut pas rester insensible au mouvement"

Inattendu et incisif, ce texte oscille entre nature writing et déconstruction poétique, créant un mélange littéraire intriguant. Emile Devèze, qui signe ici son premier roman, s’amuse avec les mots, mêle les univers littéraires, joue avec les clichés pour les détourner avec brio.

[INTERVIEW] Lukas Cabala : "Qui a besoin de logique quand une phrase est charmante ?"

Cette année, les auteurs et autrices nominé·e·s pour l’EUPL 2025 (Prix de Littérature de l’Union Européenne) s’invitent d’une manière inédite dans Bookalicious. Entretien avec l'écrivain slovaque Lukás Cabala.