[INTERVIEW] Anya Nousri : "Il s’agit d’un livre porté par des femmes"

Pluriel, incisif et puissant, le premier roman de l'écrivaine Anya Nousri fait souffler un vent d'originalité et de créativité sur le roman d'apprentissage et de construction personnelle.

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[INTERVIEW] Anya Nousri : "Il s’agit d’un livre porté par des femmes"

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30/10/2025
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De courts chapitres, comme des incursions dans un flow mental, un rythme scandé où les univers, les codes et les langues fusionnent. Français, arabe, québécois, kabyle, créole se répondent et forment une langue à part entière, une performance orale où les mots virevoltent, épousant un style inédit, créatif et puissant.  Avec ce premier roman à la fois drôle, crû et subtil, l’écrivaine Anya Nousri questionne, sans les rejeter, les traditions, leur poids et leur sens. Leurs paradoxes, aussi, et leur violence, parfois. Violence à laquelle fait écho celle d'une société qui n’apprécie les personnes d’origine étrangère que de loin. Habile, Anya Nousri livre un roman d’apprentissage, de construction et de liberté qui balaye de nombreux clichés encore associés aux textes écrits par des femmes d’origine maghrébine. Rencontre avec une artiste textuelle. 

© fotoshermanos

« On m’a jeté l’oeil » est votre premier roman, qu’est-ce qui a déclenché l’acte d’écrire chez vous ? Pourquoi avoir choisi cette forme de roman composé de fragments courts ? 

Le projet d’écriture est venu dans le cadre de mon projet de mémoire dans un master de création. Lors d’un cours de création littéraire, une contrainte m’avait fortement inspiré. J’ai écrit les premiers fragments et je me suis rendu compte qu’une histoire m’habitait sans vraiment le savoir. J’ai continué d’explorer cette voie. 

En ce qui concerne la forme, l’écriture fragmentaire est celle que je préconise. Au-delà d’être une forme que l’on retrouve énormément dans la littérature ultra contemporaine, celle-ci a un potentiel décolonial important. Je m’inscrit dans cette filiation d’écrivain·es nord-africains qui préconisaient déjà la forme fragmentaire, je pense à Kateb Yacine (1956) ou plusieurs écrivains marocains de la revue Souffles (1966). L’idée est de déconstruire la linéarité dans les productions littéraires occidentales. Il s’agit de sortir de ce schéma de pensée, où nous avons un début, un milieu, une fin et plutôt trouver une façon plus appropriée de raconter nos récits. 

Vous avez créé une langue à part entière, entre kabyle, arabe, français, anglais et québécois, qu’apporte ce multilinguisme à votre héroïne, que dit-il de sa personnalité, de son histoire ?

Cette langue avec la narratrice s’exprime est tout simplement l’expression de la multiplicité des langues qui l’habitent. Évoluant dans un contexte montréalais, multiculturel, elle est confrontée à diverses langues et celles-ci se traduisent à travers la voix narrative. Il s’agit donc tout simplement d’une langue qui est parlée, et le fait de l’inscrire dans un texte littéraire, permet de la rendre visible et de parler à un lectorat particulier qui parle et vit cette langue. Il ne s’agit pas forcément que de rendre compte d’un déchirement identitaire, car la narratrice est à l’aise et confortable avec cette multiplicité des langues. 

Vous jouez autant sur les registres, humour, crudité, tendresse, violence, que sur les langues, avec la même énergie. Comment avez-vous travaillé pour donner cette saveur punk à votre texte tout en abordant frontalement des sujets de fond ?  

Je suis une grande consommatrice de rap français et donc j’ai été bercé par le procédé de la punchline. La punchline peut alors avoir diverses fonctions, elle permet d’instaurer un humour grinçant, un humour qui dit, dénonce quelque chose. La punchline peut être aussi violente et agir comme un bouclier, un système de défense contre les mots, l’oppression subie. 

Tout le livre repose sur les superstitions et leur pouvoir oppressif, porté tant par les femmes que par les hommes (et peut-être même plus par les femmes). Comment ce sujets s’est-il imposé ? 

Justement, les superstitions ne sont pas forcément oppressives dans ce roman. D’un point de vue occidental, cela pourrait sembler être le cas, car cela donne l’impression que les superstitions servent à contrôler la vie intime de la narratrice. Toutefois, si l’on suit le paradigme du roman, et donc qu’on analyse les superstitions à partir de la perspectives des personnes qui vont les prodiguer, la superstition sert surtout à protéger. C’est là que réside leur vrai potentiel, il s’agit d’un acte de soin. La narratrice, naviguant entre différentes réalités, se retrouve parfois submergée par ceux-ci, c’est ces points de tensions qui sont mis en lumière, mais tout au long du livre, celle-ci se laisse entrainer, guider, même si elle résiste parfois, elle adhère tout de même à cet héritage. Aussi, il s’agit d’un livre porté par des femmes, les hommes sont très secondaires, les femmes gardent et possèdent une grande agentivité, notamment à travers ce pouvoir que représente leur héritage.  

Maltraitance, racisme, déracinement, injonctions, honte : votre héroïne subit de plein fouet une palette de violences, mais vous ne tombez jamais dans le pathos ou l’apitoiement. Comment avez-vous trouvé le bon dosage ? 

Pour moi, il était important de me défaire des clichés entourant l’écriture sur les femmes nord-africaines. Il est difficile d’écrire dans ce contexte, car nous avons envie d’écrire sur certaines réalités, mais nous comprenons sans cesse le risque que nos écrits, ils peuvent être récupérés à des fins racistes, et ils peuvent permettre de justifier certains comportements notamment tous ces stéréotypes entourant les « hommes violents », les « croyances primitives », « le désir de liberté et d’émancipation ». On ne peut pas totalement s’y échapper, mais il faut garder ce risque en tête et user de stratégies pour ne pas tomber dans le piège. En gardant cela en tête, le bon dosage est plus facilement envisageable et une des stratégie employée, et de faire preuve de beaucoup d’amour, de ne pas être dans le jugement des sien·nes et de faire preuve d’une sororité.  

Quelles sont les voix, les œuvres, qui vous ont marquées, inspirées ? 

Les voix et les œuvres sont multiples. Je pense à tout le répertoire de Damso et au recueil de nouvelles Femmes savantes Chloé Savoie-Bernard pour ce qui est de l’écriture des relations intimes. En ce qui concerne l’héritage et la transmission, et la voix juste pour écrire sur les nôtres, le recueil de poésie La danse du figuier a été important pour moi. Il y a également eu le texte Rupture·s du groupe théâtral Les tisseuses qui m’a également permis de m’ancrer et d’écrire à partir d’une collectivité et d’un sentiment de solidarité. 

On m'a jeté l'oeil. Anya Nousri. Editions Au Castor Astral.

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