[INTERVIEW] Christel Périssé-Nasr : "Je m'inspire de figures de la vie courante"

Il y a quelque chose de flaubertien dans le style de Christel Périssé-Nasr. Une distance polie envers ses personnages, leurs liens distendus et la temporalité très étirée.

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[INTERVIEW] Christel Périssé-Nasr : "Je m'inspire de figures de la vie courante"
Tara Lennart

Tara Lennart

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13/4/2023
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7 min
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Il y a quelque chose de flaubertien dans le style de Christel Périssé-Nasr. Une distance polie envers ses personnages, leurs liens distendus et la temporalité très étirée. Dans la description d’une classe sociale et de ses codes, également. Le sujet, lui, est tristement contemporain puisqu’il dépeint un pervers narcissique avec une froideur chirurgicale. Loin de tomber dans les clichés, Christel Périssé-Nasr livre un court roman à la tension permanente. Elle emmène ses lecteur·ice·s sur le fil de la violence qui anime Gilles, ce fils de bonne famille qui érige la lâcheté et la masculinité toxique, ça va de pair, en personnalité. Si son comportement n’est jamais excusé, il est expliqué par petites touches par l’éducation reçue, ce dressage paternel qui prédestine son fils au ratage d’une vie. Délicate et implacable, Christel Périssé-Nasr déploie, dans ce second roman, un puissant talent d’observatrice.

© Audrey Legrand

Il y a un mélange d’abord très classique et très contemporain à la fois dans ce texte. Comment travaillez-vous votre écriture et votre construction ?

J'avais en tête trois petites scènes très simples : la collection de maquettes d'avions d'un homme-enfant, la mort d'un cochon d'Inde et d'un petit chat, et une lettre absurde écrite à PPDA. J'aime déployer un récit à partir de petites choses, d'anecdotes vécues ou entendues. Les événements mineurs ont une grande puissance surmoi. C'est souvent un point de détail qui m'éclaire, m'ouvre à une compréhension générale. Ces trois anecdotes m'intéressaient parce qu'un certain goût pour la mort les traverse. Le roman s'est donc constitué autour de ces tableaux organisateurs, qui lui ont donnés a composition en trois parties.

Quant à l'écriture, il m'est difficile de dire comment je la travaille, on est un peu aveugle à sa propre écriture, sa constitution dans le temps, ses particularités. Je dirais, un peu banalement, que je sens quand j'ai le ton juste. Lorsque je l'ai trouvé, je le fixe en moi de manière à le retrouver à chaque fois que je reprends la plume.Pour L'art du dressage le ton juste était un mélange d'ironie ferme, de beau Français et d'interventions parlées. J'ai écrit aussi en pensant au conte, lointainement mais suffisamment pour me permettre de jouer avec des métaphores animales, des références, comme l'ogre ou Boucle d'Or…


Comment avez-vous construit ces personnages, en particulier celui de Gilles ? Qu’est-ce qui vous a inspiré ?

Je m'inspire de figures de la vie courante – vous aurez reconnu en Gilles le cadre supérieur amateur de loisirs culturels et de pratiques corporelles douces. J'ai construit son frère en miroir, qui se trouve à l'autre bout de l'axe social. Je souhaitais des personnages archétypaux, l'un condensant ce qu'on pense être la réussite, l'autre l'échec. Deux façons d'être au monde, l'un plus physique, moins valorisé, moins épargné par le sort que l'autre.Chacun d'eux est relié, dirigé même, par un père qui le tient symboliquement en laisse. C'est une configuration assez banale mais idéale pour observer des jeunes gens installés dans un héritage contraint.

Ce sont des personnages sombres mais à l'exact opposé des grands personnages littéraires maléfiques, qui peuvent avoir un certain panache. Je voulais le mal dans sa version banale et quotidienne, son degré zéro,  ses seconds couteaux, et explorer ce que j'appelle dans le roman « les petits crimes plus bas que terre ». J'ai été accompagnée par cette phrase de Bernanos : Le crime est rare (…) Les hommes se détruisent par des moyens qui leur ressemblent, médiocres comme eux. Ils s’usent sournoisement. J'ai donc installé Gilles et son père dans une virilité sans« virtus », sans courage et sans honneur. C'est dans le second frère qu'on trouve de la grandeur, mais elle est écrasée, et par le monde social et par le poids de son père.


Le titre est fort et parlant, pensez-vous que beaucoup de comportements toxiques résultent d’un dressage, d’une éducation conditionnée?

On repère facilement des généalogies dans les comportements, qu'ils soient toxiques ou non, c'est certain. La question intéressante me semble être la marge de liberté de l'individu à l'intérieur d'un cadre de contraintes. Dans le roman, le père exerce une toute puissance telle qu'il va jusqu'à étouffer et manger-symboliquement- ses enfants. Cependant Gilles est traversé sur la fin par un éclair de conscience, on pourrait se dire qu'il est en mesure de tout percevoir, la bassesse, l'oppression, leurs mécanismes. Il pourrait quitter le jeu toxique mais il y reste. Quant à sa petite fille, elle est l'enjeu d'une lutte qui oppose, au travers de ses parents, deux visions du monde. Est-elle un simple jouet à dresser ou y a-t-il en elle un noyau de personnalité qui finit par pencher vers un parent plutôt que l'autre ? Les tensions du système familial se retrouvent en elle sous la forme d'un tiraillement entre deux types de comportements, entre douceur et dureté, mais c'est bien elle qui fait un choix. Je crois qu'on navigue entre dressage, innocence donc, et responsabilité individuelle.


Quelles sont les plumes qui vous inspirent et vous nourrissent en général ?

Je dirais Balzac en premier lieu, pour la perspicacité de son regard, son art du détail, son talent psychologique, son observation politique, et Bernanos. Je lis beaucoup Tolstoï, Giono, Zola, Bergounioux, Anouilh, Shakespeare... Je suis une lectrice de théâtre.J'ai lu entre 2000 et 2010 tout le répertoire contemporain publié.J'aime la lecture sèche des voix du théâtre et, dans le roman, entendre celle des personnages. J'ai beaucoup aimé Duras pour ça.Dans l'Art du dressage, j'ai glissé quelques monologues. Ils sont fondus dans le récit mais j'ai travaillé à leur donner ce ton naturel-artificiel qui est la marque du théâtre.

L'art du dressage. Christel Périssé-Nasr. Editions du Sonneur

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