Rencontre avec Odile Flament, la fondatrice toc toc toc des éditions jeunesse Cot Cot Cot
Elle est performeuse, chercheuse, autrice, actrice. Militante de la première heure auprès d'associations queer, Wendy Delorme incarne un féminisme en mouvement, où la réflexion nourrit l'action. Avec son nouveau roman, "Viendra le temps du feu", paru aux Éditions Cambourakis, elle livre une dystopie où le féminisme dans toute sa culture occupe une place essentielle, où la singularité, mise à mal, parvient à s'exprimer pour s'unir et apporter un peu d'espoir. Invitée au festival Colères du Présent, Wendy Delorme est également à retrouver en Podcast et en "capsule" sur le site de l'édition 2021 du Salon d'expression populaire et de critique sociale, Colères du Présent : Nos Mondes Sauvages.
Comment l’idée de ce roman est-elle née ? Qu’est-ce qui a nourri son écriture ?
D’abord, une voix, celle du premier personnage… Un jour de grand découragement, de doute, j’avais une crise d’« à quoi bon », c’était en janvier 2018, j’étais assise dans un train entre Paris et Lyon. Très abattue, je me demandais à quoi cela sert de s’acharner à écrire. Et là, dans ce train, en pleine crise de découragement, ce texte m’est venu, ces phrases d’Eve (le personnage sur lequel s’ouvre ce roman). J’ai ouvert mon cahier et commencé à l’écrire… Au départ c’était un monologue, au sujet d’une sororité perdue, d’un amour disparu, de la destruction de ce qu’une femme avait bâti des années durant avec ses sœurs de lutte. Comment on se remet de cela, de cette perte de l’amour et de la sororité, c’est la question que pose Eve. Je l’imaginais vivre avec son enfant dans une société où elle se fait transparente, invisible, parce que les valeurs et le fonctionnement de cette société la blessent, l’écartèlent, mais elle n’a nulle part d’autre où vivre, puisque sa communauté sororale, qui vivait en marge du territoire de cette société oppressive, a été décimée. Le récit est parti de là. Une femme seule. Une sororité perdue. Et puis d’autres personnages sont venu.es… Ça va sembler un peu « mystique » d’avouer cela, mais le processus d’écriture de ce livre a tenu au fait d’être attentive pour entendre les voix de mes personnages, les laisser venir à moi, et retranscrire le plus fidèlement possible quelque chose qui existait déjà quelque part (je ne sais pas si ce « quelque part » est mon imaginaire ou autre chose, une dimension dans laquelle ces personnages existaient déjà, en tout cas)… Eve et sa solitude endeuillée ; Louise et sa double vie ; Raphaël et sa rage de mettre le feu aux institutions de pouvoir ; Grâce et sa force de survivante d’un massacre ; l’enfant d’Eve et son regard aiguisé sur ce monde foutraque ; Rosa la fondatrice d’une communauté autonome de résistantes, et qui meurt avec la mémoire de ses sœurs de lutte…
En 2007, en tant que membre d’une subculture politique lesbienne, queer et féministe, j’avais l’impression de vivre dans une société sous la société
On retrouve le même souffle, la même colère que dans vos autres récits, qu’est-ce qui a changé (ou non) en vous, dans la société, depuis que vous avez pris la plume ?
J’ai « pris la plume » quand j’étais enfant… Ma grand-mère maternelle (qui était institutrice), m’a voulue écrivaine. Elle m’a appris à lire et écrire avant l’heure de l’école et tapait mes poèmes à la machine à écrire, pour les envoyer à des éditeurs (qui ne répondaient évidemment pas lol, mais j’en ai gardé l’idée que je pouvais, que je devais écrire). L’écriture a donc toujours été là, ma grand-mère Lucienne me l’a donnée à aimer, et c’est ce qui me structure et m’aide à fonctionner.
Qu’est-ce qui a changé depuis la parution de mon premier roman, Quatrième Génération, en 2007 ? La place des minorités sexuelles et de genre, entre autres chose. Notre vocabulaire politique semble maintenant faire partie du vocabulaire médiatique (en tout cas il existe maintenant dans certains médias). En 2007, en tant que membre d’une subculture politique lesbienne, queer et féministe, j’avais l’impression de vivre dans une société sous la société. Et je pensais que jamais on n’aurait voix au chapitre (« on » = les féministes issues des minorités sexuelles et de genre, les « queers » au sens politique du terme, les féministes « transpédégouines » comme on disait au début des années 2000). Je ne sais pas si on a voix au chapitre maintenant, mais au moins on entend de plus en plus de voix, via les médias sociaux et même les médias de masse, qui parlent depuis la marge, les marges. qui parlent depuis leur vécu minoritaire, au croisement des logiques de domination sociale. Qui défendent l’idée qu’unE autre monde est possible (slogan des « Panthères Roses », association de lutte contre le sexisme, l’homophobie et la transphobie, dans laquelle j’ai milité avec joie au début des années 2000 :) Mais parallèlement j’ai l’impression aussi que les marges se font avaler par le centre, c’est le néolibéralisme : les subcultures contestataires de la jeunesse (punks, hiphop, queer, etc.) sont avalées, digérées, leurs signifiants (vocabulaire, codes vestimentaires) sont absorbés par les médiacultures et la fast fashion, ce qui les vide de leur dimension subversive, les coupant de leurs signifiés politiques. La digestion des subcultures contestataires par le néolibéralisme est une opération de mutilation sémantique. Une OPA sur les symboles des luttes, qui les essore de leur vigueur première.
Je n’ai pas l’impression qu’on manque d’autrices de fiction, par contre je vois que l’accès à l’édition peut être compliqué
Le contexte change, donc, mais j’ai d’autant plus besoin d’écrire à partir de ce contexte, pour l’exorciser, resémantiser le langage, lui redonner du sens, ne serait-ce que pour moi. L’écriture est une colonne vertébrale, c’est aussi un remède pour purger l’angoisse existentielle. Parce que l’angoisse ne fait que monter avec les années, je suis inquiète de ce qu’on fait au monde, de ce qu’on laisse (ne laisse pas) aux jeunes générations. Je ne vois pas les dirigeants politiques et des grandes entreprises faire autre chose que des « déclarations grandiloquentes » (comme le dit si justement Fatou Diome), déclarations qui ne sont suivies d’aucune action importante, que ce soit pour l’environnement, pour les survivant.es des migrations que l’on bloque aux frontières dans des conditions inhumaines ou qu’on emprisonne dans les CRA (centres de rétention administrative), pour les jeunes et les vieux sacrifiés au nom de la crise sanitaire, enfermés dans les Cités U et les EHPAD, pour que la population adulte en âge de produire et reproduire puisse continuer le job de production-reproduction… C’est de cela exactement (cette logique « produire-reproduire », et les façons de résister) que parle mon roman - que j’ai fini d’écrire en janvier 2020, donc avant que la crise sanitaire ne soit une réalité. Mais franchement, cette crise ne fait que rendre plus criantes les injustices sociales qui lui préexistaient. Elle les a rendues plus inhumaines encore.
L’écriture est une colonne vertébrale, c’est aussi un remède pour purger l’angoisse existentielle
Il y a peu de SF féministe, de romans féministes en général, pourquoi selon vous cette limitation du féminisme aux essais (au moins en France, même si ça commence à changer) ?
Je lis énormément d’autrices féministes de fiction littéraire, depuis toujours (qu’elles se revendiquent comme telles, ou que ce soit une force implicite dans leur œuvre). J’ai commencé petite avec Colette, George Sand, puis ado avec Virginie Despentes, Coralie Trinh-Thi, puis Helen Zahavi, Toni Morrison, Michelle Tea, Lynn Breedlove, Audre Lorde, Violette Leduc, Mireille Havet, Lola Lafon, Fatou Diome, Marie NDiaye, Léonora Miano, Nancy Huston, Annie Ernaux, Ursula Leguin… (la liste est longue ! et mêle tous les genres littéraires de fiction), plus récemment j’ai lu avec une joie immense les premiers romans d’Anne Pauly, Mathilde Forget, Fatima Daas, Marcia Burnier… Alors je n’ai pas l’impression qu’on manque d’autrices de fiction, par contre je vois que l’accès à l’édition peut être compliqué, qu’une auteure féministe peut être considérée comme « segmentante » (dans le langage de l’industrie du livre). Le raffut des polémiques médiatiques (épuisantes) autour des rares bouquins engagés de lesbiennes féministes qui accèdent à l’édition via des essais et manifestes cache une mer de manuscrits (essais ou œuvres de fiction) qui restent impubliés, qui sont tout autant abrasifs.
Ceci étant on est dans une période étrange où le mot « féministe » accolé à un roman, peut être considéré comme un argument de vente valable, car il y a « une demande ». C’est bizarre, en 2007 il ne fallait surtout pas trop prononcer ce mot (féministe), et maintenant il peut être argument commercial. Mais ce qui compte au final, au-delà de l’ « air du temps » et des stratégies de diffusion des livres, c’est la rencontre avec le texte, la manière dont les phrases s’enroulent et se déroulent, dont elles donnent de la force et de la joie. Ce qui compte c’est que ces auteur.es soient publié.es, qu’elles ne nourrissent pas juste une tendance marketing passagère, que les livres fassent nombre dans des bibliothèques, nourrissent des imaginaires, dialoguent, essaiment… C’est pourquoi je me retrouve bien dans la collection « Sorcières » d’Isabelle Cambourakis, qui publie sans limite de genre éditorial (essais, fictions, œuvres graphiques, littérature d’anticipation, jeunesse…), avec une cohérence politique et thématique articulée autour des questions féministes.
Votre texte, c’est un roman, une mise en garde, un manifeste ? Un peu tout ça ? On ne peut s’empêcher de retrouver des points communs avec les dérives mondiales actuelles…
Ce livre peut être perçu je crois comme relevant de la « littérature de l’imaginaire » ou comme un « roman d’anticipation », en tout cas c’est une dystopie (dont la fin ouvre sur l’espoir d’un.e autre monde). Je ne me suis pas préoccupée de son genre littéraire en l’écrivant. Il me semble que la question du genre littéraire est une sorte de rationalisation a posteriori, parce qu’au moment où j’écris, je suis pendant deux ans et demie préoccupée par une seule chose : restituer cette histoire dans sa cohérence, telle qu’elle doit être, sans essayer de la « faire ressembler » à un genre littéraire en particulier. Je savais en tout cas que j’écrivais une parabole sur ce que nous vivons, dans ce territoire qui se refuse d’accueillir les survivant.es des migrations, dans ce pays occupé à produire, à rentabiliser, « faire de la marge », et marginaliser.
« Nous sommes en vie » : c’est ainsi que vous voyez l’avenir ? L’espoir malgré tout ?
La première phrase du roman (qui est d’ailleurs la toute première phrase que j’ai écrite lorsque j’ai commencé le monologue du personnage d’Eve) est : « Elles sont mortes, toutes ». J’ai su très tôt que le roman finirait avec ce même personnage, et que sa dernière phrase serait « Et nous sommes en vie » (pour ouvrir sur l’espoir). Mais il y a un dernier chapitre caché à la fin du roman (après la bibliographie des ouvrages dont des citations émaillent le roman, et après les remerciements :) ça fait comme un « morceau caché » après 15 secondes de silence, tout à la fin du CD… (quand on écoutait encore des CD :) … et la dernière phrase de ce texte caché est « Notre histoire nous survit, pourvu qu’elle soit écrite, pourvu qu’on puisse la lire ».Ces deux phrases de fin correspondent à deux points d’ancrage personnels : s’accrocher à la vie (malgré le contexte global plus qu’angoissant, malgré la santé mentale qui souffre), et garder la mémoire (de nos luttes, de nos sororités, de nos amours). L’une va avec l’autre. La mémoire est aussi ce qui nous donne la capacité d’imaginer la suite.
Militante pour "la ré-appropriation des corps, de la sexualité et du plaisir", Wendy Delorme a mené une réflexion/ bilan au sujet de l'insurrection sexuelle, l'un de ses sujets phare d'écriture et de réflexion. Article à retrouver dans la revue Mouvements afin de prolonger (ou initier) ses réflexions personnelles autour de la question de la représentation de la sexualité.