Rencontre avec Jean-François Galletout, éditeur chez Plan B, mais d'édition indépendante basée en Occitane
Il y a des voix, comme ça. Un regard, avant tout, une sensibilité qui affleure, explose, même à travers les mots. Une manière de parler des gens que l’on ne rencontre pas souvent, un naturalisme indissociable d’une profonde tendresse, d’une volonté de mettre en lumière la vraie vie, avec ses peines et ses paradoxes, ses joies et ses déchirements. Sophie Daull appartient à cette catégorie d’espèce littéraire rare. Au fil de ses romans, elle construit un univers farouchement ancré dans le réel, dans le quotidien d’une France que l’on caricature ou ignore volontiers. Ses personnages, ce sont les gens que l’on croise, que l’on ne voit pas toujours vraiment. Que l’on réduit, souvent, à des clichés sur la ruralité, sur cette "France profonde" mise en opposition aux lumières parisiennes. Avec ce nouveau roman au titre fort qui illustre parfaitement la réalité actuelle, Sophie Daull creuse les thématiques qui lui sont chères, la filiation, le lien à la terre, le questionnement de la société par le prisme de celles et ceux qui la composent, la réparation… Echange avec une femme généreuse, aux mots précieux et vivants.

Vous parlez du monde rural, de ses bouleversements et problématiques avec nuances et justesse, loin de tout cliché. Pourquoi avoir choisi ce cadre, ce milieu assez peu représenté en France ?
À cette question il y a une réponse tout à fait objective : mon compagnon s’est installé à la campagne il y a quelques années, dans un village très proche de la « maison d’enfance » qui fait l’objet d’un long chapitre dans mon précédent roman Ainsi parlait Jules. C’est un hasard, de ceux dont on dit aussi qu’ils sont des signes. Des poches mémorielles ensevelies ont surgi, des flux sensoriels très puissants ont gonflé, liés aux odeurs, aux matières, aux couleurs, qui réclamaient une traduction en écriture. Parallèlement, si les paysages étaient relativement intacts, j’ai constaté que les rapports entre les gens, les façons de se parler, de s’écouter, de se rencontrer s’étaient profondément dégradées, notamment en raison des injonctions productivistes et du durcissement des conditions sanitaires qui frappent le monde agricole. J’ai tendu l’oreille aux revendications de ce secteur d’activité, qui ponctuellement fait l’actualité de la presse française, entre crainte et moquerie. On ne parle des agriculteurs que quand ils brûlent des pneus ou bloquent des péages d’autoroute. Mais d’où vient le malaise exactement ? J’ai découvert un champ sociétal extrêmement complexe, tiraillé entre tradition et modernité, véritablement étranglé par des normes sans cesse changeantes et toujours plus contraignantes, qui confisquent aux producteurs le choix de leur méthode, et les contraint malgré eux à toujours plus de rendement.Ils en perdent l’estime d’eux-mêmes, la noblesse ancestrale de leur métier s’effrite dans les tableaux Excel, ils ont conscience d’être mal-aimés, le repli sur soi et l’absence de dialogues creuse le fossé, et les préjugés s’enracinent entre les habitants de ces villages. J’ai souhaité faire la lumière sur le quotidien de ceux qu’on n’appelle plus paysans mais « exploitants agricoles », (terme qui en dit long sur l’évolution du métier !), je me suis approchée de leurs problématiques, j’ai questionné, enquêté, recueilli des éléments qui m’ont permis de bâtir une fiction susceptible d’éclairer ce malaise, tout en m’offrant la possibilité de répondre à l’appel poétique des souvenirs évoqués plus haut.
« Colères du vivant » est votre 5e roman, vous avez choisi une forme hybride et poétique, où les genres et styles alternent. Qu’est-ce qui vous a donné envie d’expérimenter ainsi ?
Et bien ça rejoint ce que je viens de souligner. Il fallait trouver une forme qui réponde à deux « inspirations » : d’une part la dimension sensorielle, organique, liée à la Nature, à la matière du vivant, à ces cycles etc … Et d’autre part un aspect plus documentaire pour mettre en scène cette population rurale volontiers laissée de côté dans le paysage médiatique. Les lettres de Solange Delvaux ont nourri le premier objectif. Travailler le vocabulaire botanique, zoologique, entomologique, géologique ; manipuler l’immense champ lexical en rapport avec les saisons, les germinations, la fertilité, la naissance, le pourrissement, les planètes, la météo etc… était jubilatoire. Un champ (chant ?) de liberté sémantique s’est ouvert comme un ciel après l’orage. La langue se gonflait de la puissance du vivant, de tout ce qui veut absolument vivre. Et puis j’ai eu recours à une écriture plus traditionnelle pour alimenter le deuxième objectif. Une narration plus classique que j’ai perforée de bulles insolites, comme le chœur des commères par exemple. Je voulais que le lecteur sente la boue sous ses semelles et le jus des mûres sur ses doigts ; mais aussi qu’il se pose des questions, s’éloigne du prêt-à-penser, et soit renseigné sur un secteur d’activité qui souffre d’un agribashing souvent issu de la simplification et de l’ignorance.
Les rapport familiaux complexes et conflictuels occupent une place importante dans votre oeuvre, ici la colère occupe une place centrale, est-ce une manière de montrer les échos entre colères sociales et colères personnelles ?
Oui tout à fait ! Il y a deux types de colères. Celle qui tourne en rond : c’est la ronchonnerie, la rumination, le ressentiment amer qui engendre ulcères d’estomac et vieillissement précoce. Et il y a la colère qui avance, qui se revendique comme vecteur d’émancipation, d’affirmation de soi, de rejet de l’intolérable : une exaspération libératrice. C’est ce qui oppose le père et la fille. Gilbert Louvet rumine, Jennyfer se libère. L’ancienne garde ronchonne, la jeunesse crie. Mais quand les agriculteurs se mettent vraiment en colère, en France c’est très spectaculaire, le pays est vite bloqué. Il y a une puissance visuelle dans l’expression de cette colère très impressionnante. Les énormes tracteurs dans les rues des villes, les tonnes de fumier déversées, les litres de lait répandus… C’est la colère homérique. Et puis il y a les rancoeurs secrètes, les blessures intimes qui veulent réparation. Le conflit est un levier indiscutable en littérature. Comme au théâtre, il crée du frottement, du débat, il demande à la langue de s’acérer, de s’aiguiser pour être au plus près des enjeux. C’est très stimulant pour un écrivain. Les secousses, le désordre, les frictions invitent à creuser la réflexion, à écouter toutes les voix, à faire vibrer tous les échos. J’ai essayé de faire résonner cette ressource du conflit au plan politique, familial, générationnel … et même cosmogonique ! Quand la Nature se met en colère (tempêtes, cyclones, sécheresses, séismes), il faut se mettre aux abris ! et les humains sont démunis. C’est comme la manifestation d’une entité supérieure, qui se vengerait (de quoi ?), ou rappellerait à l’ordre (lequel ?). Ce livre est une chambre d’écho, l’oreille collée aux cloisons des cuisines, mais aussi déchirée par le tonnerre social et la foudre des dérèglements climatiques.Parfois survient un court silence, une paix possible, une réconciliation à espérer…
Vous jouez sur l’idée de l’opposition, sociale, territoriale, politique, entre l’agriculteur bourru et l’intellectuelle urbaine, et du dépassement des préjugés pour aboutir à une étrange relation, profondément humaine. Qu’est-ce qui vous plait dans ces paradoxes ?
Les réponses apportées à la question précédente donnent déjà à entendre mes motivations. Ces deux-là, que tout oppose effectivement, ne sont à première vue pas faits pour s’entendre. Pourtant, ils ont en commun la passion quasi délirante de la Vie ! Que ce soit sous la forme de l’amour filial à restaurer pour Solange, ou sous celle de la science archaïque du vivant pour Gilbert, ils partagent un impératif catégorique : repousser la Mort, maintenir la Vie. L’intellectuelle éduquée va faire usage de patience, d’observation, d’écoute, pour mettre de la souplesse dans ses a priori et s’enrichir du savoir instinctif de la brute. Et la brute va retrouver une estime de soi, dépasser ses cloisonnements sexistes, racistes, et anti-intello en rapprochant Solange de ce qui lui manque fondamentalement et qui se matérialisera dans le roman avec le personnage de Simon : un contact viscéral avec la terre, avec Gaia, source de toute chose. Ils vont danser un étrange tango, entre séduction, évaluation, provocation et curiosité, qui ouvre la possibilité d’une concorde, malgré tout. Travailler sur ces paradoxes, mettre du liant dans ces irréconciliables, a été un enjeu majeur de l’écriture, dans l’organisation même de la phrase, qui doit épouser rythmiquement ces bascules, ces vertiges, ces coups de griffe, ces coups de langue. Ça a été une vraie expérience poétique.
La question écologique traverse votre roman avec force, est-ce une thématique qui va prendre de l’ampleur dans votre paysage d’écriture ?
Franchement, je n’en sais rien ! Ce qui est certain, c’est que le rapport à la Nature, présent dans tous mes livres, illustré par le personnage de l’assassin-jardinier dans Au grand lavoir par exemple, est devenu pour moi absolument vital, nécessaire, comme arc de distanciation des agitations humaines, et comme consolation aussi. De là à m’engager dans une voie militante, ce n’est pas certain. La préservation de l’environnement, c’est la préservation de l’espèce humaine, de la création artistique, du droit à l’habitat et à l’alimentation. C’est aussi simple que ça. L’écologie politique est un sujet complexe, qui connaît des dérapages et des excès. Mais ceux qui la rejettent et contribuent impunément à la dégradation de la planète sont irresponsables. Nous ne défendons pas la Nature, nous sommes la Nature qui se défend. C’est un slogan des activistes écologistes, et je le fais mien bien volontiers. Mais rien ne dit que ma voix en littérature va se renforcer autour de cette thématique. Toutefois, il est clair que c’est un volet culturel désormais indépassable, quelques soient les sujets abordés dans la sphère artistique. Tous s’y rattachent, s’y rattacheront forcément dans les décennies à venir.
Au regard de votre parcours de comédienne et d’écrivaine, comment le rapport au corps et à la voix influence-t-il votre manière d’écrire et de raconter ces colères du vivant ?
Je vous parlais tout à l’heure du champ lexical abordé pour rendre compte de la vie de la Terre. J’ai découvert un vocabulaire incroyablement organique, des mots oubliés, des étymologies stupéfiantes, qui agissaient réellement sur mon corps. L’enchaînement des mots, la construction des phrases engageaient véritablement une pulsation musculaire. C’était dingue ! Je gigotais sur ma chaise, je mâchais des mots à voix haute, je broutais le dictionnaire !… La phrase devenait une petite scène où les fleurs, les bourgeons, les mulots voulaient jouer, danser ! En y adjoignant le frottement des conflits entre mes personnages, la vibration se faisait bacchanale, la page devenait un ring ! Peut-être ma pratique de comédienne et d’ex-danseuse a-t-elle favorisé cette impression. Peut-être pas. En tous cas, ce n’est pas volontaire. Ce n’est pas quelque chose que je conscientise, que j’exploite en guise de méthode. Cela advient, c’est tout. C’est presque nerveux, métabolique. Les mots sont une matière, ils se travaillent sur la scène ou sur la page avec le même geste artisanal. J’ai souvent des métaphores culinaires quand j’évoque, pratique ou transmets mes deux métiers, théâtre et littérature : épaissir la béchamel, hacher menu le discours, laisser mijoter, enrichir la marinade, émincer les consonnes ! Alors à table ! Et dégustons ces festins de mots qui nous nourrissent bien plus richement, bien plus savoureusement que les ratas indigestes de la langue communicationnelle, informationnelle et utilitaire !

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