Rencontre avec Odile Flament, la fondatrice toc toc toc des éditions jeunesse Cot Cot Cot
Jeune et jolie maison d'édition indépendante basée à Strasbourg, Gorge Bleue propose d'approcher la littérature contemporaine sous un angle inédit. Avec une approche presque artisanale, dans le sens le plus noble et soigné du terme, Marie Marchal, la fondatrice de la maison, propose un nouveau schéma de relation aux livres, mais également aux artistes-auteur.ice.s à travers des préventes directes. Engagée dans l'écologie, l'économie de proximité, la réflexion autour de la décroissance et d'une nouvelle manière de concevoir la culture, Marie Marchal dévoile les coulisses de sa maison et de sa réflexion. A suivre, une interview avec les auteur·ice·s publié·e·s en 2022.
Quelle est la ligne éditoriale de Gorge Bleue ?
La gorge en tant que lieu où la parole va s'articuler : Gorge bleue est un espace où l'on retrouvera, sous différentes formes, quelque chose qui appartient à la pensée collective. Les allemands, qui ont une langue très plastique et nous sortent des concepts philosophiques du chapeau, ont ce terme Zeitgeist, qu'on traduit en français par l'esprit du temps, l'esprit en tant que fantôme presque, quelque chose qui va venir hanter notre ère.
Une œuvre produite par un individu est une œuvre produite dans un temps donné, à un endroit donné : si le prisme de l'auteur·ice (basé sur son art - littéralement sa façon de travailler la matière première qu'est l'idée ou la littérature mais aussi basé sur sa sensibilité, son projet) donne sa forme unique à l’œuvre, celle-ci reste le produit d'une époque, d'un contexte. Je m'intéresse à ce qu'on retrouve de notre époque dans les textes écrits aujourd'hui. Ainsi, les livres au catalogue, s'ils appartiennent au domaine des sciences humaines, de la poésie, du théâtre ou du roman, sont tous traversés par des thèmes de société, des préoccupations qui nous touchent collectivement. J'essaye en choisissant les titres de retrouver quelque chose de l'ordre du collectif, de m'éloigner des trajectoires individuelles ou autobiographiques. Évidemment l'auteur·ice, dans les thèmes traités ou les formes données au texte, y mettra forcément du sien (vécu, convictions, etc.), car de la même manière que l’œuvre est produit de l'époque, elle est produit de l'individu, et elle ne peut prétendre à une neutralité ou une objectivité pure. Je m'émerveille chaque année de voir comment les titres au catalogue se répondent, sont traversés par des mêmes mouvements ou mêmes désirs (le fameux Zeitgeist), tous traités différemment.
Pourquoi avoir choisi de faire appel au système de préventes ?
Le système de préventes permet de dégager un autre temps dans la traditionnelle chronologie de la mise en vente du livre. Il est important de préciser ici qu'il ne s'agit pas de financement participatif : si les préventes représentent un soutien financier précieux, à aucun moment elles ne sont fonction de l'aboutissement du projet. Il n'y a pas d'objectif à atteindre, sans lequel les livres ne verraient pas le jour. Souvent d'ailleurs les livres sont déjà sous presse quand les préventes sont lancées. Les préventes entrent dans la catégorie de la vente directe, soit directement de la maison d'édition au lectorat. On peut simplifier cela en disant que nous nous affranchissons ainsi d'une partie des intermédiaires présents dans la chaîne du livre, à savoir le diffuseur, le distributeur, la librairie. En réalité, lors des préventes, le travail de la diffusion / distribution / vente est alors effectué par la maison d'édition, qui cumule plusieurs casquettes. C'est en interne que nous assurons la promotion des livres, via des newsletter, des publications sur les réseaux sociaux etc. C'est encore en interne, sur le site web de la maison, que nous encaissons les commandes. C'est toujours en interne que nous les préparons et les envoyons : beaucoup de petits paquets et beaucoup de voyages à la poste.
Les artistes sont ainsi rémunéré·e·s pour leur travail d'écriture, et non pour la vente des livres
Quels sont les avantages, pour toi l’éditrice, mais aussi pour les auteur·ice·s et les lecteur·ice·s ?
La vente directe, que ce soit en ligne ou en salons et festivals, en s'affranchissant des intermédiaires, est plus lourde, mais également plus rémunératrice. Elle permet de faire rentrer plus de monnaie sonnante et trébuchante, et de s'acquitter plus rapidement des frais fixes liés à la publication des livres, à savoir : l'impression, le papier, les factures illustratrices mais surtout, les droits d'auteur·ice. Gorge bleue fait en effet le choix, pour des raisons idéologiques mais aussi pratiques, de verser dans les semaines suivant la parution du livre en librairie, l'intégralité des droits d'auteur·ice à leurs bénéficiaires – contre une édition des comptes tous les six mois en fonction du nombre de livres vendus. Les artistes sont ainsi rémunérés pour leur travail d'écriture, et non pour la vente des livres, qui n'est en somme pas leur travail mais le mien, et celui de tous les intermédiaires mentionnés plus tôt.
Chaque canal de vente a son public, les diversifier permet de toucher plus de monde.
Pour Gorge bleue, si cela fait gonfler les sommes à sortir lors de la parution des ouvrages, cela permet d'être en adéquation avec ses convictions et prises de position sur la rémunération des artistes-auteur·ices, mais cela permet aussi une gestion plus simple de la comptabilité. En effet, une fois les frais fixes réglés, les livres « appartiennent » à la maison d'édition, et toutes les recettes peuvent être réaffectées à la publication des prochains ouvrages. Tout est payé le plus tôt possible. Cela nous permet aussi d'avoir de la visibilité avant la sortie en librairie, quelques retours de lecture qui pourront déclencher la commande chez les lecteurs qui vont en librairie. Il est aussi important de souligner que diversifier les canaux de vente, outre le fait de dégager plus de marge, permet de toucher un public différent. Les livres sont achetés pour plusieurs raisons : les thèmes qu'ils traitent, les auteur·ices qui les signent etc. Nous communiquons énormément en ligne, et une partie du public en ligne ne se déplace pas forcément en librairie ou sur salon. Chaque canal de vente a son public, les diversifier permet de toucher plus de monde.
Pour les auteur·ices, je pense que ça leur permet d'envisager plus sereinement leur rapport au livre et à la promotion par la suite. Il s'agit d'être clair ici : malheureusement, les sommes perçues, même si elles sont supérieures à ce que les auteur·ices toucheraient dans une autre configuration, ne sont pas suffisantes à assumer les charges de la vie. Le tirage de la maison est bien trop dérisoire pour que le versement de leurs droits puisse leur permettre de vivre décemment. Mais au moins, ils et elles savent que l'argent touché n'est pas fonction du chiffre de vente, qu'il n'y a pas de pression à atteindre des objectifs de vente. Et si un tirage est écoulé c'est tout bonus : on retire et les auteur·ices retoucheront des droits !
Pour le lectorat, je pense que son côté engagé peut apprécier que les fonds dégagés par les préventes servent à rémunérer plus justement les auteur·ices – car j'essaye de communiquer là-dessus, pour peut-être sensibiliser quelques personnes à ces points-là. Quant au côté acheteur, il est satisfait par l'effet « avant-première », « exclusivité ». Il y a aussi cette impression de proximité : réalisant les paquets à la main, je glisse un petit mot, il y a un emballage soigné et... des enveloppes tamponnées ? Je ne sais pas si c'est un argument de vente mais moi j'aime bien quand les choses que je commande sont bien emballées.
Je pense par contre que l'édition indépendante aurait à gagner à repenser sa politique de rémunération des auteur·ices
Penses-tu que ce schéma puisse se généraliser, spécialement dans l’édition indépendante ?
Je pense que clairement, pour une édition à plus grande échelle, il est difficile de mettre en place des préventes. Il y a une rigidité de la chaîne du livre et du canal de commercialisation via la librairie : les diffuseurs distributeurs n'apprécient pas particulièrement la non-exclusivité, et pour les gros tirages, les envois en interne demandent des infrastructures assez titanesques. Être en auto-diffusion / auto-distribution justifie que Gorge bleue s'émancipe à l'occasion des préventes des intermédiaires traditionnels. Je suis convaincue que l'édition indépendante est plus flexible, d'ailleurs plusieurs confrères et consœurs vendent sur leurs sites web respectifs.
Je pense par contre que l'édition indépendante aurait à gagner à repenser sa politique de rémunération des auteur·ices. Si évidemment elle a moins d'épaules financières pour assumer des coûts supplémentaires (rappelons qu'il est d'usage pour la plupart des maisons, à toutes échelles, de verser des avances sur droits à la signature du contrat), elle a la flexibilité, grâce à ses plus ou moins petite dimensions, de se faire laboratoire. Je suis convaincue qu'il y a des configurations à explorer pour qu'enfin, l'auteur·ice qui est en bout de chaîne et fournit la matière première au projet livre, ne soit pas la dernière personne rémunérée. Il faut peut-être que l'édition repense la figure de l'auteur·ice en tant que fournisseur d'un produit, et se défasse de la figure de l'artiste maudit·e qui par je ne sais quel miracle n'a pas besoin de manger. C'est moins romantique, mais plus professionnalisant.
c'était impensable de faire des choix hors-sol, en ne prenant pas en compte les problématiques de pollution, de surproduction, de précarisation des artistes etc.
Tu travailles également dans une perspective écologique, pourquoi ? Comment se mettent en oeuvre ces principes, concrètement ?
La maison d'édition Gorge bleue est une création, pas une reprise. Cela m'a permis énormément de liberté dans la mise en place de mes pratiques. Je réalise que j'applique à une autre échelle le même raisonnement que pour le choix des textes : Gorge bleue est un produit d'une époque, c'était impensable de faire des choix hors-sol, en ne prenant pas en compte les problématiques de pollution, de surproduction, de précarisation des artistes etc.
je voulais créer les conditions de travail et l'éthique de travail avec lesquelles je puisse me sentir en accord
J'ai voulu que devant chaque choix que j'ai été amenée à faire en néophyte, ce ne soit pas la réponse la plus économe ou la plus rapide qui soit la solution, mais bien celle qui soit le plus en accord avec mes convictions et mes préoccupations. Cela concerne les droits d'auteur·ice mais aussi le nombre de titres à paraître à l'année, et la fabrication des-dits titres : je travaille avec Laballery Nouvelle Imprimerie, une Scop basée dans la Nièvre. Laballery est détentrice de la marque Imprim'vert et imprime sur des papiers FSC, un label qui certifie l'origine du papier - issu de forêts renouvelables. Au-delà de toute les labellisations, c'était important pour moi de travailler avec une imprimerie française (+ écologiquement et socialement responsable), pour avoir des interlocuteur·ices proches de moi, avec qui je puisse échanger, et qui suivent la maison sur la durée.
L'idée, c'est qu'une certaine logique traverse toute la pratique de l'édition : le choix des textes, le travail avec les auteur·ices, la fabrication et ensuite, la promotion et la commercialisation. Un livre ce n'est pas qu'un texte – on n'est pas que dans le monde des idées, c'est un objet physique, matériel, qui a demandé du travail. Je voulais créer les conditions de travail et l'éthique de travail avec lesquelles je puisse me sentir en accord.