Avec son dernier roman, Sophie Daull nous emmène dans le clair-obscur d'une ruralité nuancée, à travers une galerie de personnages subtils et profondément humains.
Depuis 2005, la petite grenouille a fait du chemin dans le monde de l’édition indépendante. Avec un catalogue diversifié, ancré sur des textes éclectiques, les éditions du Sonneur publient une littérature contemporaine (ou pas), française (ou étrangère, des Etats-Unis à l’Europe et ailleurs), parfois oubliée ou méconnue, mais indispensable. Peu de titres, longuement et farouchement accompagnés et défendus, choisis pour leur qualité tant littéraire que culturelle. Les éditions du Sonneur ne publient pas seulement de bons livres en tant que tels, elles publient des livres qui contribuent à enrichir notre panorama intérieur, notre vision et notre découverte du monde. Par leur ligne éditoriale, leur relation aux libraires, alliés de la première heure, et la singularité de leurs publications, les éditions du Sonneur, représentées ici par Valérie Millet, leur fondatrice, incarnent pleinement l’originalité de l’édition indépendante française.
Comment sont nées les éditions du Sonneur ?
À la réception d’un manuscrit, envoyé un soir par une amie, Marie-Noël Rio, qui à l’époque déménageait. Elle avait retrouvé dans ses malles ce texte écrit plusieurs années auparavant. Après l’avoir lu à deux reprises dans la nuit qui suivit, je l’ai appelée le lendemain matin à la première heure décente pour savoir si elle était d’accord pour que son Pour Lili soit l’un des premiers textes d’une maison d’édition que je n’avais jamais envisagé de créer jusque-là… Deux années de travail s’en sont suivies, pour définir un projet éditorial, trouver des collaborateurs et rassembler quelques fonds. Loin de moi l’idée de donner a posteriori une dimension romantique à la naissance du Sonneur et de faire du story telling, mais c’est vraiment la rencontre avec un texte qui m’a donné l’idée – et l’envie – de créer Les Éditions du Sonneur.
Comment se faire une place dans ce paysage éditorial très dense, même dans le secteur de l’édition indépendante ?
En travaillant d’arrache-pied ! Et main dans la main avec les libraires – ce que l’on fait depuis la naissance de la maison. En démultipliant les rencontres avec les lecteurs. En tentant d’utiliser au mieux les réseaux sociaux pour faire parler d’un ouvrage et de son auteur. En accordant un soin tout particulier à la fabrication de nos livres. En travaillant sur le temps long, avec comme ligne de mire la constitution d’un fonds et non la publication de coups éditoriaux. Bref, en mettant en place ce que tout éditeur met en place, mais de façon plus accentuée encore. Et en affirmant la nécessité d’une « édition avec éditeur », pour plagier le titre de l’essai d’André Schiffrin, L’Édition sans éditeur. Car, comme celui-ci l’expliquait déjà au tournant des années 2000, l’hyperconcentration réduit l’espace dont dispose l’édition indépendante. Et ce au détriment du pluralisme éditorial, de la diversité d’expression et d’opinion.

Quels seraient les titres "emblématiques" ou disons de titres qui ont marqué votre parcours d'éditrice.
Sans faux-semblant aucun, tous m’ont marquée, pour une raison ou pour une autre. En revanche, celui qui enorgueillit la petite fille en moi est Mon tour du monde de Charlie Chaplin, que l’on a publié en 2014 pour le centenaire de la naissance du personnage de Charlot. Depuis que j’ai découvert, enfant, les films de Chaplin, je lui voue une passion de quasi fan. Lorsque la directrice du bureau Chaplin m’a reçue pour m’annoncer qu’elle nous donnait l’autorisation de publier ce texte jusque-là inédit en France, je suis redevenue pendant quelques instants la petite fille de six ans qui découvrait Le Cirque !

Un livre du catalogue passé injustement inaperçu ?
Cabdriver, de Dege Legg, écrivain et musicien américain, repéré par Tarantino, et dont l’un des morceaux, “Too Old to Die Young” occupe une place majeure sur la bande originale de Django Unchained. Pendant cinq ans, Legg s’est vu contraint de gagner sa vie en se faisant chauffeur de taxi la nuit, à Lafayette, près de La Nouvelle-Orléans. Cabdriver est une lancinante chronique nocturne des diverses rencontres qu’il fit pendant cette période : une sorte de comédie humaine, un condensé de tranches de vie teinté d’un humour plein de finesse. Un tableau des plus saisissants sur l’Amérique contemporaine et plus généralement, sur le monde tel qu’il ne va pas.
Pouvez-vous nous parler de vos dernières ou prochaines publications ?
Au printemps, nous avons relevé un pari fou : éditer un roman croate contemporain de sept cents pages, écrit par Želimir Periš, auteur jamais traduit jusqu’alors en France, et magnifiquement traduit par Chloé Billon : La Sorcière à la jambe d’os. Ce texte est très allègrement défendu par les libraires – certains l’ont qualifié de « chef-d’œuvre hors-norme » ; l’un d’eux a même écrit à son propos sur les réseaux sociaux : « On n’a jamais lu un truc pareil ! »
Nous avons publié pour la rentrée littéraire le cinquième roman de Laurine, Trois fois la colère. Et nous sommes enchantés du soutien dont il bénéficie : le roman a déjà fait l’objet de près de deux cents coups de cœur de libraire et figure dans de nombreux prix de librairies. La tournée de Laurine court jusqu’au début de l’été prochain – preuve supplémentaire que la littérature n’a pas de date de péremption et qu’elle s’installe sur le temps long.
Et nous publions pour en ce mois d’octobre le dernier volet de la trilogie de Kent Nerburn sur les Amérindiens : La Fille qui chantait à l’oreille des bisons (qui fait suite à Ni loup ni chien et au Loup au crépuscule, même si chacun des volumes peut se lire indépendamment les uns des autres). La fierté est grande d’avoir donné à lire ces textes fondamentaux sur un pan de l’histoire des États-Unis, mais je dois t’avouer que l’on est un peu tristes de quitter les personnages avec lesquels on a cheminé pendant trois ans, le temps qu’il nous aura fallu pour mener à bien ce projet éditorial.
Enfin, en janvier, nous publierons un roman français écrit par Anna-Livia Marchionni, tout à la fois brut de décoffrage et saisissant de discernement, empli de tendresse et d’humour, sur la maladie mentale : L’Électricité dans mon corps.

Quelques mots sur le livre Frank Tashlin ?
J’ai découvert les deux ouvrages pour la jeunesse de Frank Tashlin (L’Opposum qui avait l’air triste et Mais je suis un ours) dans une librairie praguoise, édités par la magnifique maison d’édition tchèque Baobab. En faisant des recherches sur cet iconoclaste américain, qui fut cartooniste, scénariste et réalisateur, j’ai découvert que Le Monde qui n’est pas n’avait jamais été traduit en français. Or cet ouvrage offre une brillante et désopilante satire de notre société, en racontant l’histoire de l’humanité à rebours, de notre époque au jardin d’Éden. Guerre, surpopulation, réchauffement climatique, hyperconsommation, règne de l’ego, de la voiture et de la malbouffe : tous nos travers contemporains sont passés au crible de ce roman graphique d’anthologie, aux dessins empreints de dérision et d’ironie mordantes. Un hymne à la décroissance, au retour à la nature – à l’humour ravageur et d’une incroyable modernité.

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