Rencontre avec le duo à la tête de Courts Bouillon, média en ligne qui ouvre les horizons et les réflexion dans le domaine de la BD contemporaine
Dernière incursion dans les territoires littéraires européens pour cette année avec l’écrivaine lithuanienne, Kotryna Zylé shorlistée par l’EUPL, Prix de Littérature de l’Union Européenne, pour son édition 2025. Autrice multi-primée, mais également porteuse d’événements littéraires, illustratrice et designeuse. Elle a écrit 7 livres, pour différentes publics, enfants, ados, adultes. L’EUPL a retenu son roman "Mylimi kaulai" ("Bien aimés os", littéralement), qui raconte l’histoire d’une femme qui conserve, dans une armoire vitrine, chez elle, les ossements des trois hommes les plus importants de sa vie. Un roman salué pour son mélange des genres, humour noir et langage cru, et pour son exploration de thématiques fortes et sensibles. Pour Bookalicious, Kotryna Zylé livre ses secrets et méthodes d’écriture à la manière d’une masterclass.

Quand vous développez une nouvelle histoire, qu’est-ce qui vient en premier, en général : le thème ou les personnages ?
La plupart du temps, la toute première chose qui me vient, c’est un moment de l’intrigue qui m’enthousiasme vraiment. C'est le point à partir duquel commence mon voyage créatif. Que ce soit des os sur une étagère, comme dans "Les Os de l’aimée", ou le déplacement de légendes et de créatures anciennes dans le présent, comme dans mes livres pour enfants, tout commence toujours par une idée unique – un moment de l’histoire qui m’intriguerait suffisamment pour que j’aie envie de lire le livre moi-même si quelqu’un me disait qu’il y figure. Les personnages émergent généralement en même temps, mais si je devais choisir lequel de ces « jumeaux » naît en premier, je dirais que c’est l’intrigue, suivie par les personnages qui viennent lui donner vie.
Comment façonnez-vous la narration ? Pouvez-vous nous guider à travers votre processus, en termes de structure et de développement des personnages ?
Je suis une autrice qui planifie beaucoup. Même si tout commence par un éclair – une idée qui peut venir du milieu du livre ou même de la fin – mon processus d’écriture commence par l’élaboration d’un plan détaillé. J’ai besoin de comprendre l’histoire à l’avance, de connaître l’enchaînement précis des événements, l’évolution des personnages et les changements dans leurs vies avant même de m’asseoir pour écrire le premier chapitre. La phase de planification peut durer plusieurs mois, pendant lesquels je m’assois chaque jour pour travailler la structure du livre, préciser l’intrigue et les motivations des personnages. Écrire est en général assez difficile pour moi, alors je m’aide de toutes les manières possibles : d’abord j’esquisse le livre sous forme de plan, puis j’élargis chaque point de ce plan en un résumé de chapitre, et ce n’est qu’ensuite – quand je comprends clairement l’atmosphère et la séquence des événements de ce chapitre – que je l’écris. Rien n’est plus agréable, et en même temps rien n’est plus terrifiant, que l’écriture. Une fois que je commence à écrire le texte proprement dit, j’écris toujours du début à la fin. Je ne saute pas d’une partie à l’autre du livre ; je l’écris dans l’ordre dans lequel le lecteur le lira. Et même si tout peut sembler très soigneusement planifié, je ne peux absolument pas dire que le livre ne change pas en cours de route – il change énormément. Parfois, je suis moi-même surprise par la direction qu’il prend, ou par la voie différente que les personnages empruntent pour atteindre le but que j’avais imaginé pour eux. Il y a beaucoup de changements. Au début, tu ne vois que le plan général du livre, et plus tu écris, plus tu « zoomes ». Au fil de l’écriture, de nombreux détails et nuances apparaissent, et alors je revois le plan du livre ainsi que les résumés de chapitres. Je réfléchis beaucoup à mes personnages avant de commencer à écrire, y compris à la transformation qu’ils vont traverser dans le livre, mais parfois les choses les plus importantes se produisent de manière intuitive. C’est vrai qu’une fois les personnages « lâchés » dans le livre, ils commencent à mener une petite vie à eux. Il faut simplement éviter de se mettre en travers de leur chemin.
À quoi ressemble votre routine de travail habituelle ? Cette méthode a-t-elle évolué avec le temps, ou est-elle venue naturellement ?
Ooooh, je ne pense pas qu’il y ait des règles fixes en matière de routine de travail dans ma vie. Plus précisément, il y a un combat permanent entre toutes les tâches que je dois accomplir, les e-mails auxquels je dois répondre, les projets littéraires auxquels je participe ou que j’organise, et mon propre travail de création. Je travaille jusqu’en fin d’après-midi pendant que les enfants sont à l’école. J’aime aussi beaucoup écrire dans les trains et les bus quand je me déplace pour des rencontres dans d’autres villes lituaniennes – et je voyage beaucoup et souvent. C’est un très bon moment pour écrire quand je suis loin de chez moi et que je dors ailleurs ; dans ces cas-là, j’aime écrire tard dans la nuit. De manière générale, je suis un oiseau de nuit, et si ce n’était pas pour la routine des enfants, j’écrirais probablement jusque très tard et me lèverais vers midi. Mais je ne peux pas me permettre ce luxe, alors j’écris dès que j’en ai l’occasion – une heure, deux, ou une demi-journée. J’ai dû apprendre assez vite à me replonger dans l’atmosphère du travail et à reprendre l’écriture. Relire le chapitre précédent m’y aide, mais il est important de ne pas se laisser aspirer par des réécritures incessantes, car cela peut t’empêcher de commencer un nouveau chapitre !
On vous connaît pour votre mélange de traditions anciennes et d’un postmodernisme très ancré dans le réel. Qu’est-ce qui est si intéressant, d’un point de vue littéraire, dans le réalisme magique ? Comment trouvez-vous le bon équilibre entre ces univers ?
Je suis arrivée au réalisme magique d’une manière un peu inattendue – je me contentais d’écrire pour les enfants. Au début, je leur racontais plus ou moins les anciennes légendes lituaniennes. Puis j’ai réalisé que ces histoires leur seraient plus proches si je déplaçais les créatures et les intrigues des légendes dans le présent, dans l’environnement urbain où eux-mêmes grandissaient. Ça a très bien fonctionné. En suivant ces « règles du jeu », j’ai écrit des livres pour enfants et pour adolescents. Ensuite, une histoire m’est venue, celle d’une femme : son chemin vers la maturité, son incapacité à lâcher prise, et le fait qu’elle garde des os aimés sur une étagère. Au début, je ne pensais même pas que ce serait encore lié à la mythologie lituanienne, ni que le décor serait particulier. Mais dès que j’ai commencé à réfléchir à l’environnement, j’ai immédiatement compris qu’il devait s’agir d’une fusion de deux mondes – l’ancien village et un quartier de banlieue des années 1990 – un temps fictif, parce que cela me permettait de tisser en une seule étoffe intrigante de nombreuses couches d’héritage culturel. Et tout paraissait si familier : certains éléments venaient des histoires de nos grands-mères, d’autres de notre propre enfance. C’est une riche tapisserie nationale et culturelle. Le réalisme magique aide aussi énormément à transmettre les choses par l’allégorie – les sentiments, les traits de caractère, les transformations, les drames. C’est un outil puissant, je dirais, qui rehausse légèrement la réalité.
Comment utilisez-vous votre style , avec ses nombreuses métaphores et images, son humour et son absurdité, pour soutenir l’intrigue ou les thèmes central ?
Pour être honnête, je ne pense pas beaucoup à mon style ! Quand j’ai senti que je voulais écrire ce livre comme un flot continu – sans séparation nette entre pensées, actions et discours direct –, je me suis dit que ce serait très difficile pour les lecteurs à traverser et que le livre ne plairait qu’à une petite poignée de personnes. Mais j’ai décidé qu’il était important pour moi de faire partie de cette poignée, alors j’ai continué. J’écris de manière intuitive. Souvent, on loue le texte pour la richesse de sa langue, les mots rares ou archaïques que j’utilise, mais je dois dire que tout cela est venu de l’intérieur, de manière totalement inconsciente, sans que je réfléchisse aux mots que je choisissais. C’était simplement la langue du livre, et elle coulait naturellement de moi. Je ne me suis arrêtée que deux ou trois fois pour chercher un mot archaïque précis, quand je voulais une sonorité moins familière. Le reste du vocabulaire est venu directement de mon esprit. Il en va de même pour l’humour, l’absurdité et les personnages « exagérés » : ils font tous partie du monde réel dans lequel nous vivons. Tout, dans la vie, est un peu râpeux, un peu kitsch, un mélange de sérieux et de ridicule, et c’est exactement ainsi que cela se retrouve dans le texte. Les gens se comportent de façon étrange, ont des croyances fortes et insolites, et le quotidien peut paraître presque absurde quand on le regarde de près. Je prends simplement tout cela, je le broie ensemble, puis je le réagence dans le livre de manière à en faire ressortir à la fois l’humour et la vérité. Nous sommes comme ça : un peu râpeux, un peu absurdes, mais terriblement réels.

Vous écrivez aussi pour les enfants et les adolescents. En quoi votre démarche diffère-t-elle quand vous travaillez sur un album pour enfants, un livre pour ados, ou un roman pour adultes ?
Ma manière d’aborder les enfants n’est pas très différente de ma manière d’aborder les adultes : nous vivons tous dans le même monde, nous observons les mêmes processus, les mêmes histoires, les mêmes pertes et les mêmes joies, donc la littérature pour enfants, tout comme la littérature pour adultes, ne devrait pas avoir de sujets tabous. La différence réside dans la façon dont nous dévoilons ces sujets aux adultes ou aux enfants. Les enfants sont des adultes en devenir, mais pour l’instant ils ont peu d’expérience, donc les auteur·rices doivent s’adresser à leur niveau d’expérience, ne pas aller trop vite en besogne et leur permettre de recevoir les informations en fonction de leur maturité. C’est un savoir-faire que, je crois, tout le monde cherche à développer lorsqu’il écrit pour les enfants et les jeunes. En d’autres termes, les histoires pour enfants et pour ados sont moins complexes, plus « pures », avec moins de nuances morales et moins de jeux sur l’ambiguïté, parce que le lecteur a moins d’expérience de vie. Écrire pour les adultes a été techniquement le plus difficile pour moi. Il y a tellement de messages et de strates que mes lecteurs adultes sont déjà capables de comprendre. J’avais vraiment envie de jouer avec tous ces registres, et cela m’a demandé beaucoup d’efforts.
Quel est le meilleur conseil d’écriture que vous ayez jamais reçu ?
Je ne me souviens pas vraiment avoir reçu un jour un quelconque conseil d’écriture. Ha ha – peut-être que j’ai juste oublié, ou peut-être que je n’en ai vraiment jamais reçu. Mais je peux partager ce qui m’aide le plus à ne pas abandonner quand l’écriture devient difficile (ce qui est constamment le cas, parce que, comme je l’ai déjà mentionné, écrire est incroyablement difficile pour moi – je ne sais pas pourquoi les mots sortent si lentement de mes doigts, peut-être à cause de la densité de la langue ; ils restent coincés dans les veines). Donc ma « thérapie » d’écriture, c’est de travailler avec d’autres auteur·rices, d’organiser des événements pour eux et elles, et d’écrire un blog sur les coulisses de l’écriture. Quand je lis à quel point d’autres auteur·rices travaillent dur, à quel point leurs textes ou leurs illustrations donnent l’impression d’apparaître « d’un seul souffle » alors qu’en réalité ils naissent d’un immense effort et de nombreuses nuits blanches, je comprends que la difficulté fait simplement partie intégrante de la création. L’essentiel est de ne pas s’arrêter, de ne pas imaginer que c’est plus facile pour les autres ou que tu es sans talent parce que tu travailles différemment ou que tu peines davantage. Le processus n’a absolument aucune importance pour les lecteurs – eux, ils attendent le livre !
Et à l’inverse – quel est le pire conseil d’écriture qu’on vous ait donné ?
Là non plus, je ne me souviens pas vraiment avoir reçu de mauvais conseil d’écriture, mais je connais bien un mythe : que tout dépend de la promotion d’un livre. J’aimerais tordre le cou à cette idée – je crois que le livre est l’un des rares « produits » qui, s’il est vraiment bon, finira tôt ou tard par être remarqué et par remonter à la surface chez les lecteurs, indépendamment de la promotion commerciale. Le plus grand impact vient des lecteurs qui se recommandent les livres entre eux, du bouche-à-oreille, et de l’enthousiasme avec lequel ils le font. Si un·e influenceur·e glisse ton livre dans une publicité entre deux produits de soin de la peau, même si cela doperait les ventes à court terme, on n’en parlera plus très vite – à moins qu’il ne soit VRAIMENT bon. Donc la chose la plus importante, c’est d’écrire le mieux possible, de laisser au livre le temps dont il a besoin, et de ne pas se précipiter, parce qu’aucune promotion ne sauvera un livre qui n’est pas solide. Et si le livre ne trouve pas son public, il est important de garder un regard constructif et critique sur son écriture et de consulter des spécialistes. Bon, je n’ai pas réussi à me souvenir de mauvais conseil, alors j’ai partagé les miens – peut-être que c’était le pire conseil jamais donné ! Ha ha !

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