Rencontre avec Odile Flament, la fondatrice toc toc toc des éditions jeunesse Cot Cot Cot
Les 21 et 22 février 2024, l'interprofession du secteur de l'édition s'est rassemblée à Boulogne-sur-Mer à l'initiative de l'Agence Régionale du Livre et de la Lecture des Hauts-de-Fance. Au programme, deux jours d'échanges, rencontres et ateliers afin de questionner les pratiques, les méthodes, et l'avenir commun. Afin de mieux comprendre les enjeux à l'oeuvre, les raisons de ces journées, et les bilans qui peuvent être dressés avec plusieurs semaines de recul, nous avons posé quelques questions à François Annycke, directeur de l'AR2L et co-président de la FILL. Ce que sont une agence du livre et la FILL, vous le découvrirez en lisant cet entretien qui dévoile quelques mécanismes de fonctionnements et les coulisses de l'écosystème du livre. Découvrez les Horizons Désirables.
Pour commencer, pouvez-vous vous présenter et nous dire à qui s’adresse l’Agence ?
Je suis directeur de l’Agence régionale du livre et de la lecture des Hauts-de-France depuis le 1er janvier 2022 et l’un des présidents de la Fédération interrégionale du livre et de la lecture (FILL) qui regroupe des structures régionales équivalentes de toute la France.
Dans les régions, les agences s’adressent à tous les acteurs et actrices du secteur du livre en commençant par l’auteur et jusqu’aux manifestations littéraires, en passant par les maisons d’édition, la librairie, les imprimeries, les structures de diffusion, de distribution, les personnes qui sont chargées de correction, traduction… Les agences s’adressent aussi aux acteurs et actrices du secteur de la lecture : les lieux chargés de conservation, de préservation et de sauvegarde du patrimoine écrit, graphique et littéraire ; les personnes qui organisent des rencontres et des animations autour du livre, quel que soit l’endroit où elles se trouvent (milieu scolaire, structure sociale, prisons, hôpitaux…). Les interlocuteurs sont nombreux !
Quelles sont les missions d’une agence du livre ?
Nous avons des missions d’observation du secteur, d’accompagnement de ses acteurs, nous sommes chargés de les informer, d’aider les mises en relation, de communiquer sur ce qui se fait sur le territoire, d’expérimenter des formats nouveaux, d’accompagner les mutations des métiers et de favoriser l’interprofession. Les missions sont vastes et toujours complexes. D’autant qu’une agence comme celle des Hauts-de-France agit à différentes échelles. Elle est impliquée dans des réseaux interrégionaux avec toutes les régions adhérentes à la FILL, et en particulier nos régions limitrophes, la Normandie et Grand Est. Elle développe des liens sur le plan national avec les institutions et les organisations (Charte des auteurs et illustrateurs jeunesse, ATLF, SGDL, fédérations de festivals du livre comme le Club 99 pour la BD…), elle agit à l’international avec différents partenaires, notamment en Belgique ou certains pays francophones. Nous devons combiner toutes ces échelles pour intervenir le mieux possible pour nos actrices et acteurs en région.
En quoi consistaient les Rencontres organisées par l’AR2L Hauts-de-France ?
Ces Rencontres régionales des 21 et 22 février 2024 étaient une première. L’idée était de rassembler tous les actrices et les acteurs du livre et de la lecture, sur deux jours, quel que soit leur métier, sur les problématiques qu’ils traversent, et autour du nouveau projet de l’Agence.
C’était aussi un moment idéal pour lancer les débats sur les grands sujets du moment et commencer à penser ensemble aux pistes d’actions pour y répondre, à échelles régionales et nationales : défis du numérique, de l’écologie, de l’équité des territoires, des personnes et des filières... Les défis sont nombreux !
C’était enfin l’occasion de moments plus protocolaires : un Contrat de filière a été signé pour trois ans entre le Centre national du livre, la Drac Hauts-de-France et le Conseil régional des Hauts-de-France. Nous en avons profité pour signer des conventions triennales de travail avec l’ensemble des associations sectorisées : association des écrivains, des libraires, des éditeurs, pôle BD des Hauts-de-France et Réseau des maisons d’écrivain et patrimoines littéraires afin de répartir au mieux le travail de chacun dans son domaine et rendre nos actions plus efficaces sur le territoire.
Que va permettre ce contrat de filière ?
Le Contrat de filière est un document-cadre, c’est-à-dire qu’il rend plus lisible les aides publiques des signataires et leurs périmètres d’intervention. Chaque institution intervient en fonction de la politique culturelle qu’elle conduit. Le Contrat a permis de construire un dialogue pour que ces interventions aujourd’hui se combinent et aident au mieux les professionnels. Le préalable a donc été la réalisation d’un diagnostic de filière, réalisé par le cabinet ASDO pour le compte de l’AR2L Hauts-de-France, qui a été mis en débat en juin 2023 avec une centaine de professionnels rassemblés pour parler de la situation et proposer des pistes d’aides nouvelles.
Aucun contrat de filière n’avait encore été signé avec la Région Hauts-de-France, depuis la fusion en 2016. Il était donc important d’en faire un moment officiel, importance marquée par la présence de Régine Hatchondo (présidente du CNL), François Decoster (vice-président de la Région en charge de la culture), et Ariel Fanjas (Drac adjointe).
Plus largement, à quels besoins répondaient ces journées ? Quels sont les enjeux majeurs du secteur du livre à l’heure actuelle ?
La première vertu de ces Rencontres, si l’on peut en faire le bilan trois mois après, était ce rassemblement, précisément. Nous avons tous tendance à travailler dans un périmètre assez étroit, en « tuyau d’orgue », ou « dans sa ligne », selon les images habituelles. Il est assez rare que l’on se donne le temps de rencontrer des professionnels aussi diversifiés, d’aborder des problématiques moins immédiates, d’échanger sur le fond et comprendre la position de l’autre.
La deuxième vertu était de faire des difficultés de chacun les préoccupations de tous, afin de commencer à penser collectivement à des solutions. On ne peut pas se contenter de communiquer sur les problèmes des uns et des autres, ou de lister des solutions par métier. Les sujets du livre et de la lecture sont des sujets communs, et c’est ensemble que les solutions doivent être envisagées. D’où les thèmes de chacune des journées : « le livre, notre commun », pour le premier jour ; « qu’est-ce qu’on fabrique ensemble ? », pour la seconde.
Quelles sont les menaces qui pèsent sur le secteur, en particulier sur l’édition indépendante ?
Il semble que nous vivions un moment charnière. Les crises et difficultés se croisent et s’amplifient mutuellement. Si l’on regarde l’édition indépendante, elle est prise entre plusieurs étaux. Avec Jean-Yves Mollier on peut rappeler que l’édition est un secteur économique oligopolistique à franges concurrentielles, c’est-à-dire que quatre groupes éditoriaux se partagent 80 à 90% du marché, et 3000 éditeurs indépendants vivent sur ce qu’il en reste. La surproduction de titres, portée notamment par les grands groupes financiarisés de l’édition, conduit autant à détruire chaque année 140 millions de livres en France qu’à noyer les productions des éditeurs indépendants sous les nouveautés.
De l’autre, des marchands d’illusions poussent chacun à s’imaginer que tout texte mérite publication. Ces entreprises utilisent l’image symbolique et sociale de l’auteur et demandent d’en payer le prix. C’est ce qu’on appelle l’auto-édition, ou l’édition à compte d’auteur, c’est-à-dire que l’auteur paye pour être publié. Cela va à l’encontre du système de l’édition professionnelle, dite à compte d’éditeur, où seule la maison d’édition prend les risques commerciaux et s’engage à rémunérer l’auteur, sur la base d’un pourcentage du prix de vente du livre. Cette auto-édition floute les distinctions avec des maisons d’édition de taille certes modeste mais qui font un vrai travail qualitatif, et ces entreprises qui cherchent à se faire de l’argent sur la méconnaissance du fonctionnement de la filière.
Mais il y a beaucoup d’autres menaces pour l’édition indépendante. On peut parler des coûts de production en hausse constante, notamment le prix du papier, des espaces de visibilité qui se réduisent comme sur les salons et festivals du livre, de plus en plus en difficulté… Les sujets de préoccupation sont nombreux à l’endroit de l’édition indépendante, et donc de la visibilité de la création et de l’audience des auteurs et autrices auprès des lecteurs et lectrices.
Pour les lecteurs et lectrices, justement, quels sont les enjeux ? De quelle manière les changements de l’écosystème peuvent-ils avoir une action sur leurs lectures ?
Les problèmes que j’ai tenté de synthétiser pour l’édition indépendante ne sont pas que des problèmes commerciaux. La difficulté à accéder à la diversité de la création est un enjeu véritablement démocratique. Quelles voix entend-on quand on empêche les alternatives, les dissidences, d’être entendues ? Comment penser le monde autrement si cette diversité des points de vue n’est pas respectée, entretenue ?
Ces problèmes se retrouvent dans tous les champs de la création. Certains, comme Michel Desmurget, parlent même d’une crise culturelle. Certes, on pourrait se réjouir que près de 430 millions de livres soient vendus en France chaque année ; les enquêtes des ministères et du CNL montrent un intérêt constant pour le livre chez les Françaises et les Français, jeunes ou moins jeunes. Mais cet intérêt ne conduit pas forcément à l’achat de livres, ni même à leur lecture une fois achetés. Car la domination des écrans dans les loisirs et le quotidien de chacun réduit drastiquement le temps de lecture ; chez les plus jeunes en particulier, la situation est particulièrement préoccupante. Mais chez tout le monde, le constat est le même. Combien de fois avez-vous fait défiler des images sans intérêts plutôt que d’ouvrir un roman ou une BD ?
Cette inflation numérique a des impacts dans les pratiques professionnelles, les habitudes d’achat, la fréquentation des lieux et manifestations… C’est devenu à la fois un outil qui quadrille notre quotidien, une infrastructure qui l’organise dans ses moindres détails – professionnels, personnels et même intimes parfois – et un outil générant une vision du monde et des imaginaires – le débat sur l’intelligence artificielle générative est sur ce point passionnant. Ce n’est pas qu’une histoire de mode, de génération ou de technologie. Pour Michel Desmurget, c’est une question de civilisation qui nous est posée, car cette évolution et la place des écrans dans nos vies ont aussi des incidences sur la construction de nos cerveaux et des systèmes de pensée complexe.
A tous ces titres, le lecteur et la lectrice sont les acteurs et actrices du changement. Leurs pratiques sont essentielles pour impulser d’autres habitudes, d’autres manières de faire, d’autres usages. A nous, actrices et acteurs du livre, de répondre aux envies et aux attentes sous des formats innovants, d’imaginer des alternatives aux écrans. Sur le marché économique de l’attention, à nous de trouver d’autres manières d’intéresser et d’inventer des chemins de traverse, ou d’autres argumentaires.
En cela, le dialogue interprofessionnel est-il la clé ?
Oui, je crois vraiment qu’un problème peut d’autant plus trouver une solution qu’il a été étudié sous différents angles. Chacun a un regard particulier, une idée, un ressenti, et la combinaison de ces approches est une piste majeure pour trouver des réponses. Ce qui veut dire que chacun a une vision d’un problème, mais que tout le monde détient aussi un morceau de la solution.
C’est ce qu’on découvre depuis les Rencontres régionales sur l’un des enjeux que nous n’avons pas encore abordés dans cet entretien, celui de la transition écologique, ou verte – on l’appelle comme on veut. On sait qu’il faut changer, on sait qu’on doit agir, mais personne n’a de trajectoire toute tracée, sinon elle serait déjà connue de tous. Le problème est lié au système dans lequel nous évoluons, l’économie de marché financiarisée qui pousse à la surproduction. La clé est donc dans ce que nous pouvons faire ensemble, ce qu’on peut changer de nos habitudes, de nos organisations. La solution est dans le collectif.
« Horizons désirables », pourquoi ce titre, que vous évoque-t-il ?
Cet entretien peut faire penser que le monde qui vient sera en noir et gris. Mais non ! Nous exerçons nos métiers parce que nous y croyons, parce que nous l’aimons, parce que nous avons une passion pour le livre, la lecture, parce que nous cherchons à œuvrer pour le bien de tous dans le domaine, nous nous saisissons de cette mission, nous allons à la rencontre des gens avec cette envie de partager. Ce que nous ressentons là est une énergie positive qui doit pouvoir nous permettre de trouver des idées nouvelles, de vouloir changer les choses. On peut reprendre la phrase souvent citée de Günther Anders, dans L’Obsolescence de l’homme, qui dit que « l’homme qui s’angoisse reste loin derrière l’homme qui produit ». Imaginer des horizons à nos désirs permet de se concentrer sur cette lumière que le livre fait briller dans nos yeux, dans nos têtes, qui nous pousse à inciter d’autres à ouvrir tel ouvrage qui nous a appris des choses, découvrir telle histoire qui nous a fait voyager, tel album qui a mis des images sur la colère ressentie, ou tel texte qui nous a fait penser le monde différemment.
La passion, la colère, le désir, l’envie… Il s’agit de se recentrer sur nos émotions. L’émotion est notre feu intérieur, et doit nous permettre de sortir des fatalités, de tracer d’autres chemins, d’imaginer d’autres possibles qui nous font envie, ce qu’on a appelé nos horizons désirables. Bien sûr, même si l’on avance vers eux, ces horizons resteront toujours éloignés, à environ 4,5 km selon les spécialistes. Et bien sûr, si on veut les voir, il faut aussi que la situation le permette, qu’il y ait moins de nuages, plus de soleil. Mais si on veut se donner une chance de les observer et vouloir les rejoindre, il faut d’abord relever la tête.