Charlotte Bourlard est abominablement douée. Horriblement subtile. Elle nous amène sur des rives dangereuses qui ne nous laissent pas nous échapper comme ça. Vive la littérature qui chamboule !
Inattendu et incisif, ce texte oscille entre nature writing et déconstruction poétique, créant un mélange littéraire intriguant. Emile Devèze, qui signe ici son premier roman, s’amuse avec les mots, mêle les univers littéraires, joue avec les clichés pour les détourner avec brio. À travers l’histoire d’Hazel, cette adolescente soumise à l’autorité d’un père veuf et amer, bringuebalée avec aussi peu d’égards que le chien au gré des affectations de ce gendarme taciturne, l’autrice caricature la violence bête du patriarcat avec un mélange de pitié et de sarcasme. Sous sa plume, l’histoire prend des allures de conte initiatique, d’ode à la liberté, à l’émancipation et là la nature préservée. Un beau sentier à emprunter pour arriver, à notre tour, au Mont des Ourses.

« Mont des Ourses » est votre premier roman, qu’est-ce qui vous a amenée à l’écriture ?
Je crois que l’écriture est à la fois une question et une réponse, ou du moins, une tentative de réponse. C’est dans cette perspective que je me suis lancée. J’ai commencé par un blog, il y a une vingtaine d’années. Puis j’ai écrit des scénarios, puis j’ai ajouté les images aux mots avec la réalisation de vidéos. Le cinéma était mon Graal absolu, mais ses modalités, notamment économiques, ont eu valeur de censure, je me suis résignée. Ces essais et tâtonnements n’ont pas été vains pour autant car ils ont fait émerger des approches et des sujets récurrents. J’ai finalement trouvé dans la littérature un médium qui me permettait de les porter librement.
Vous jonglez avec les registres et les ambiances, comment avez-vous trouvé cet équilibre dans votre écriture ?
Dans Mont des Ourses, il est beaucoup question de changements via le déplacement : de la mutation du gendarme au glissement de terrain, de la fugue en montagne à la traversée de frontières, en passant par la transition de l’adolescence à l’âge adulte. Cette mobilité charrie avec elle des interrogations, une reconsidération de la réalité et des perspectives, tant pour ceux qui en sont les acteurs que pour ceux qui en sont les témoins. En principe, à moins d’être figé dans ses certitudes et absolument inébranlable, on ne peut pas rester insensible au mouvement. Sans cesse, on réévalue, on s’adapte, on change, on rétablit l'équilibre. Il me semblait intéressant que l’expérience de lecture de ce texte fasse vivre — comme aux personnages — une forme de déstabilisation et de réajustement constant, d’où ces va-et-vient et ces contrepoids, ce jonglage. C’est aussi un geste d’émancipation que je me suis permis en tant qu’autrice.
Votre écriture est singulière, à la fois poétique et humoristique, comment l’avez-vous travaillée ?
J’imagine que c’est souvent le cas pour les premiers romans, on y met beaucoup de soi. En ce qui me concerne, ce que je pense y avoir mis, c’est ma voix. Quand mes proches ont lu le texte, ils m’y ont reconnue. Le travail a donc d’abord consisté à transférer cette manifestation intime à l’écrit. Puis, d’agencer ce matériau assez composite avec de l’imaginaire dans un tramage serré pour aboutir à un ensemble cohérent. J’ai voulu que le liant du texte réside dans le sensible, à travers les images évocatrices et la musicalité des mots. Jusqu’à la dernière seconde, j’ai relu à voix haute et ciselé le texte pour que chaque phrase me semble sonner bien, en liaison avec le tout.
Les personnages masculins en prennent pour leur grade dans votre roman, à part le chien. Qu’est-ce qui a motivé cet angle ?
Il me semble qu’en interrogeant l’autorité depuis un point de vue de femme, on ne peut pas faire l’impasse sur l’évidence du patriarcat. Dans le village d’Ici, les hommes sont en position de force absolue. Ils occupent toutes les fonctions de domination, monopolisent tous les pouvoirs, du maire au gendarme, en passant par le vigile et le trafiquant. Ils bénéficient par principe de ces privilèges en dépit de leurs éventuelles inaptitudes et les femmes, rendues inexistantes, n’ont pas leur mot à dire. J’ai choisi la forme du conte pour ses codes qui m’autorisaient l’emploi d’archétypes. Ici est une représentation en forme de miroir grossissant d’une organisation sociale inégalitaire, pensée par et pour les hommes, dirigée par eux, à leur seul profit. Pour autant, il y a dans Mont des Ourses, comme dans notre réalité, des hommes victimes de ce système parce qu’ils n’y adhèrent pas et/ou parce que leur origine, leur identité, leur différence leur confèrent une forme de vulnérabilité. Le meurtre inaugural du roman est celui d’un couple — dont un homme persécuté par d’autres hommes — et Hazel rencontre plus tard un adolescent, qui lui aussi est victime des villageois. L’infériorité numérique de ces « mâles-là » raconte aussi la violence de ce rapport de force institutionnalisé et la difficulté d’en sortir. Et donc l’impératif de continuer à traiter ce sujet.
Quel est votre lien à la nature, aux espaces encore préservés de la destruction humaine ?
Hélas, je ne crois pas qu’il existe encore des espaces préservés. Toutefois ce qui est important dans votre question, c’est l’assimilation des espaces à la nature, parce qu’alors on mesure toute l’urgence de leur protection. En effet, loin d’être un fond d’écran ou un décor de vacances (ou de roman), les espaces sont d’abord et avant tout des habitats. Des lieux de vie vivants, pour le vivant, sans lesquels il n’y a pas d’autre (no) futur(e) que l’extinction. Cette interdépendance inextricable doit motiver notre inquiétude et nos engagements, car tout ce qui déséquilibre un écosystème représente, par définition, un péril. Et nous, humains, ne sommes pas moins concernés que les animaux. Ce que pratiquent justement Hazel et Ursula, c’est habiter la nature autrement : en acceptant d’en relever, en étant attentives aux points de contact entre les composantes du vivant, en prenant soin de cette synergie, sans surplomb.
