[INTERVIEW] Charlotte Bourlard : "Toute mon écriture tourne autour de la mort"

Charlotte Bourlard est abominablement douée. Horriblement subtile. Elle nous amène sur des rives dangereuses qui ne nous laissent pas nous échapper comme ça. Vive la littérature qui chamboule !

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[INTERVIEW] Charlotte Bourlard : "Toute mon écriture tourne autour de la mort"

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14/5/2025
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Il y a des romans, comme ça, auxquels on ne s’attend pas. Pas du tout même. Un mignon dessin sur la couverture, un résumé succinct, un nom croisé dans l’excellente anthologie Les Nouveaux Déviants, rien ne laisse vraiment imaginer ce que déploie ce court premier roman. Une cruauté et une violence proche de la performance surréaliste, racontée de manière anodine, une tendresse profonde pour ses protagonistes, paumées magnifiques, criminelles au grand cœur pour lesquelles il est impossible de ne pas ressentir d’empathie. C’est justement ça le problème : Charlotte Bourlard est abominablement douée. Horriblement subtile. Elle nous amène sur des rives dangereuses qui ne nous laissent pas nous échapper comme ça. Vive la littérature qui chamboule !

© Céline Kovari

"À trois, on saute" est votre second roman, qu’est-ce qui déclenche l’envie d’écriture chez vous ? Qu’est-ce qui vous a inspiré cette histoire d’amitié farfelue ?  

Ma mère était passionnée de littérature, j’ai grandi parmi les bouquins et j’ai toujours adoré les histoires, celles des livres et celles que les gens vivent. Mes romans sont constitués d’anecdotes que j’ai vécues ou entendues, de faits divers qui m’ont choquée, de souvenirs lointains et d’invention pure. En écrivant, je transforme la réalité, je m’amuse à fabuler. C’est le plaisir de mentir et de croire à ses mensonges : j’imagine des personnages auxquels je m’attache, j’invente des dialogues qui les font exister. J’aime les histoires d’amitié parce qu’on peut leur faire confiance, les vraies amitiés sont hyper solides. Et tant qu’à en raconter une, autant qu’elle soit farfelue, je trouve ça plus marrant. 

Vous mélangez les genres dans ce « boat trip » particulier, comment travaillez-vous votre écriture pour garder cet équilibre, ce « bordeline » qui ne bascule jamais totalement ? 

Marie et Rachel s’équilibrent mutuellement : elles forment un vieux couple qui s’aime. Leur amitié les protège du monde extérieur, elles s’empêchent l’une l’autre de basculer. J’ai procédé par couches qui épaississaient : j’ai d’abord écrit une première version, puis une deuxième, puis une troisième. J’écris très lentement, de manière instinctive : les histoires se déploient progressivement, je creuse tel personnage, j’ajoute un élément du décor qui entraîne un nouveau paragraphe, j’avance à tâtons. Mais j’ai un plan qui regroupe mes chapitres et qui évolue continuellement : j’intervertis deux chapitres, j’en divise un autre, j’étoffe quelques paragraphes. Puis je laisse reposer avant de relire et de corriger les détails. 

 

Ces deux filles, Marie et Rachel, qui sont-elles ? Comment les avez-vous construites ?  

Marie et Rachel se sont fait malmener par la vie et prennent leur revanche sur l’existence : elles profitent autant que possible, sans se tracasser ni du lendemain, ni des conséquences de leurs actes. Elles se fichent du regard extérieur, ce qui les rend libres de mener leur vie selon leur fantaisie. Elles prennent soin l’une de l’autre en vivant dans une sorte de cocon qu’elles se sont créé, fait de petits mensonges, de petites arnaques et de petits arrangements. Comme elles, je me déplace souvent en train. Je rencontre toutes sortes de gens qui me racontent leur vie, une femme m’a très gentiment hébergée le soir où je me suis trompée de train. Sauf que dans la réalité, je n’arnaque personne. Mais comme elles, j’adore découvrir la vie des inconnus qui ont envie de papoter, je n’ai pas peur de poser des questions indiscrètes. Et parfois, je rencontre des gens qui font travailler mon imagination : un physique qui m’interpelle, trois paroles échangées et j’ai envie de fouiller leur personnalité, de connaître leur passé, de romancer leur quotidien. Au final, Marie et Rachel sont très différentes des deux personnes qui m’ont inspirée. J’aime modifier la réalité pour la rendre plus romanesque.

 

Il y a un certain rapport à la mort et à sa représentation qui traverse votre écriture, d’où vient ce regard singulier ?  

Toute mon écriture tourne autour de la mort, peut-être parce que j’y ai été confrontée très jeune et que la disparition des gens qu’on aime est d’une violence insoutenable. Je suppose que l’écriture est une sorte d’exutoire, j’y déverse mes tripes et mes angoisses, peut-être qu’écrire sur la mort est une façon de l’appréhender, de l’accepter, d’y faire face. Maquiller un mort ou l’enduire de miel, c’est un moyen de toucher la mort, de se familiariser avec elle, même si je ne fais qu’imaginer. 

 

On pense aux Bonnes de Genet, à Baise moi de Despentes en lisant ce roman, quelles sont vos inspirations d’une manière générale ? 

Wouaw ! Quelle classe, merci. Mes inspirations littéraires sont diverses. Il y a Bret Easton Ellis : la lecture des Lois de l’attraction a déclenché l’écriture de mon premier roman. La sobriété et la puissance de son style me fascinent. Il y a Romain Gary, surtout quand il est Émile Ajar. Je trouve que chaque phrase de La vie devant soi est un petit chef-d’œuvre. Il y a John Fante et Elfriede Jelinek, il y a Earl Thompson. Il y en a évidemment plein d’autres, de Joan Didion à Irvine Welsh, en passant par Howard Buten. Il y a aussi Des souris et des hommes, une histoire d’amitié qui m’a bouleversée. 

 

À trois, on saute. Charlotte Bourlard. Editions Au diable vauvert

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