Rencontre avec Odile Flament, la fondatrice toc toc toc des éditions jeunesse Cot Cot Cot
Petit rappel des faits : le 21 juillet 2023, le livre "Bien trop petit", de Manu Causse, édité dans la collection l'Ardeur, chez Thierry Magnier, est interdit à la vente aux mineurs. La raison de cette censure soudaine ? Des scènes de sexe jugées pornographiques par le ministère de l'Intérieur, appuyé sur une loi datant de... 1949, bien loin de l'évolution de la société et des enjeux de l'adolescence. Afin de comprendre l'impact d'une décision pareille, qui secoue l'édition jeunesse mais aussi l'édition indépendante toute entière, Bookalicious a posé quelques questions à Charline Vanderpoorte, l'éditrice de la collection destinée aux adolescent·e·s à partir de 15 ans.
Comment avez-vous appris cette interdiction de vente aux mineurs de « Bien trop petit » ? Vous n’avez aucun recours ?
Nous avons reçu un courrier du Ministère de l'Intérieur au printemps dernier, nous informant du caractère jugé "pornographique" de l'ouvrage Bien trop petit de Manu Causse, selon les termes de la commission de surveillance et de contrôle des publications destinées à la jeunesse. Nous avons alors immédiatement répondu par courrier, en expliquant notre projet, celui de l'auteur, et la légitimité de cet ouvrage. Ce courrier est resté sans réponse, et nous avons appris ce mardi, grâce à l'appel d'un journaliste, que le livre était interdit de vente aux mineurs.
Quelle est la procédure légale dans ce genre de cas ? Que risquez-vous en cas de désobéissance ?
Nous sommes dans l'obligation de respecter cet arrêté, nous avons donc dû geler nos stocks de livre, le temps de pouvoir faire figurer sur la 4e de couverture une mention précisant que cet ouvrage est interdit aux mineurs. Pour ce qui est de la sanction, nous n'avons reçu d'autre information que celle qui figure dans l'arrêté, à savoir : "sa violation est punie d’un an d’emprisonnement et d’une amende de 3750 euros, par arrêté du 17 juillet 2023 publié au Journal officiel".
Quelles vont être, selon vous, les répercussions sur le livre et sur la collection l’Ardeur, qui a une vocation particulière, notamment en matière d’éducation sexuelle et d’inclusivité ?
Depuis que cette décision a été rendue publique, Manu Causse et notre maison d'édition recevons un soutien formidable de nombreux professionnels du livre, libraires, bibliothécaires, professeurs, lecteurs.rices qui s'emparent du sujet et nous témoignent un soutien exceptionnel. Ce soutien est bien sûr adressé au roman incriminé, mais aussi à la collection en elle-même. Nous avons créé L'Ardeur en 2019 avec une volonté de proposer des textes littéraires et engagés sur des sujets qui nous apparaissent comme cruciaux. Si cet événement permet à ces professionnels et à ces lecteurs de s'emparer de ces romans, alors c'est une avancée. Quoi qu'il en soit, la collection doit accueillir de merveilleux textes en octobre 2023 et en 2024, et ces publications n'ont à aucun moment été menacées par cet événement.
Comment une pareille décision peut-elle arriver, en France, en 2023 ?
La violence de cette décision nous a en effet laissés sans voix. D'autant que, naïvement, ces ouvrages nous apparaissaient comme étant d'utilité publique, quand on voit quels sont les supports à disposition des adolescents.es pour répondre à leurs interrogations légitimes liées au corps et à la sexualité. Dans le contexte national et mondial que nous connaissons, il s'agit à nos yeux d'un signal alarmant. La réponse unanime du milieu du livre est à la mesure de la portée symbolique de la décision qui vient d'être prise.
Pourquoi s’attaquer à la littérature jeunesse quand l’on connaît les chiffres de la consommation de pornographie sur Internet de la part des 14-17 ans ? Est-ce pour vous la menace d’un retour à la censure et aux bonnes mœurs ?
C'est ce qui est le plus incompréhensible. Ce livre est accusé d'être un danger pour les jeunes lecteurs, alors que cette collection a justement été pensée pour proposer aux jeunes qui s'intéressent à ces questions des ouvrages littéraires de qualité, abordant chacun à leur manière ces questions complexes selon un angle contemporain et éclairé. Certes, ces ouvrages présentent pour la plupart des scènes de sexe explicites, mais une mention au dos de l'ouvrage et un logo les destinent clairement à un public averti, à partir de 15 ans. Ce qui m'inquiète, c'est l'hypocrisie générale face à ces questions certes intimes, mais qui sont au fondement de tant de violence et d'inégalités au sein de notre société.
Pensez-vous qu’il risque d’y avoir un effet tache d’huile sur l’ensemble de la littérature jeunesse, parfois explicite, comme certains livres de dark romance et autres genres appréciés d’un lectorat mineur ?
C'est là aussi que se niche l'hypocrisie : les jeunes lecteurs sont demandeurs de tels sujets. Ils ont lu pendant des années de la romance véhiculant des clichés et des stéréotypes sexistes à chaque page, et à présent la dark romance fait des scores incroyables en librairie. Ces livres sont chaque jour vendus à des mineurs, et n'assument pas ce positionnement. Quand nous avons lancé L'Ardeur, nous avons tenu à faire figurer la loi 49 dans nos ouvrages, justement parce que nous avions à cœur d'assumer cela : nous voulions proposer aux grands ados et aux jeunes adultes des ouvrages qui leur parlent ouvertement et sans tabou de désir, de respect, de connaissance de son corps et du corps de l'autre.
Quel pourrait être l’impact sur l’ensemble de la chaîne du livre, l’auteur, vous éditeur, les diffuseurs et distributeurs, les libraires, les établissements de lecture publique ?
Il est encore trop tôt pour le dire. De manière générale, les auteurs et autrices s'auto censurent malheureusement de plus en plus d'année en année. Mais au coeur de cette tourmente, nous tenons, en tant qu'éditeurs, à leur prouver notre soutien. Nous défendons leur liberté de créer, c'est là notre combat quotidien, et nous n'avons pas l'intention de changer de cap, ni pour cette collection, ni dans notre rapport à la littérature jeunesse en général.
Quelles sont vos craintes, d’une manière générale, autour de ce genre de décision qui risque de faire prescription ?
Je ne pense pas que cela fera prescription. Je veux croire au contraire que cette piqûre de rappel nous permettra à tous de clamer haut et fort nos valeurs. J'entends çà et là des voix fortes de notre secteur poser des questions passionnantes. Peut-être que cette loi de 49 mérite d'être rediscutée ? Cela pourrait être un point de départ, et non un cul-de-sac qui sonnerait le glas d'une littérature de jeunesse exigeante et engagée.
Que pouvons-nous faire pour lutter contre la censure (en pleine expansion aux Etats-Unis depuis plusieurs mois), que nous soyons professionnel·le·s du livre ou lecteur·rice·s ?
C'est une question complexe, que je me pose chaque jour en tant qu'éditrice et en tant que lectrice. Nos grilles de lectures ont changé ces dernières années. J'essaie dans un double mouvement de continuer à affiner mon regard sur certains sujets, tout en gardant ancré en moi un attachement farouche à l'altérité et à la liberté de création. J'ai confiance en nos lecteurs, petits et grands. Un texte de littérature est un texte qui ouvre à la discussion, au débat, qui nous conforte ou nous bouscule. C'est la littérature jeunesse que nous défendons.